Gaston Crémieux est né le 22 juin 1836 à Nîmes (Gard) dans une famille modeste ; à sa naissance son père Abraham est déclaré marchand, sa mère Rachel Vidal, sans profession. Issu de l’ancienne communauté des « juifs du pape [1] » installés depuis le XVIe siècle sur des terres pontificales rattachées à la France après la Révolution de 1789, il a de profondes racines et une large parentèle provençales.
Avocat, poète et journaliste, il s’installe à Marseille en 1862. Il se marie en 1864 avec une jeune marseillaise, Noémie Molina, également israélite et fille de marchand (son père tient un magasin de confection 4, rue de Rome). Ils auront quatre enfants dont un mort en bas âge.
Engagé dans la franc-maçonnerie et dans la vie sociale et politique locale, G. Crémieux œuvre en faveur des ouvriers, participe à la création de la Ligue de l’enseignement et s’impose comme une figure importante de la démocratie marseillaise. À la tête d’une première Commune le 8 août 1870, il est arrêté et incarcéré avec d’autres manifestants qui ont occupé l’Hôtel de Ville de Marseille durant quelques heures. Libéré avec eux à la proclamation de la République le 4 septembre, il poursuit ses engagements républicains jusqu’à la Commune marseillaise de 1871 dont il est le chef de file. Arrêté le 8 avril, il est jugé du 12 au 28 juin 1871 par le conseil de guerre siégeant à Marseille lors d’un procès collectif de dix-sept communards dont il est le principal accusé. Le 28 juin 1871 il est condamné à peine de mort avec Auguste Étienne et Alphonse Pélissier ; les deux derniers seront graciés et leurs peines commuées en déportation. Crémieux, lui, était exécuté le 30 novembre 1871 à sept heures du matin sur le champ de manœuvres militaire du Pharo.
Le rabbin Vidal qui l’avait assisté à ses dernières heures se chargea de la levée du corps tandis que quelques amis et parents l’attendaient à l’extérieur du champ de manœuvres pour l’accompagner au cimetière. « À sept heures et quart le corbillard se rendait au grand trot au cimetière des juifs escorté par la gendarmerie et les chasseurs à cheval, traversant le boulevard de la Corderie, la rue de Rome, le boulevard Baille et le chemin de Saint-Pierre. [2] »
Il n’existait alors qu’un seul cimetière juif à Marseille : le cimetière israélite La Timone-Saint-Pierre ouvert en 1855 en continuité du grand cimetière Saint-Pierre. L’inhumation de Gaston Crémieux fut discrète ; le public et les journalistes furent probablement interdits d’y assister car nul n’en fit un récit connu.
Un an après sa disparition, les Républicains marseillais érigeaient un monument funéraire sur son tombeau et la presse en fit part. Ce premier lieu de mémoire toujours en place a été augmenté depuis d’une sculpture et d’une plaque commémorative.
Le monument funéraire de Gaston Crémieux au cimetière israélite la Timone-Saint-Pierre
Les monuments funéraires de Gaston Crémieux et de son fils Albert au cimetière israélite La Timone-Saint-Pierre à Marseille.
Le cimetière israélite La Timone-Saint-Pierre en fonction depuis 1855 est aujourd’hui sur-occupé mais toujours en activité. On peut y accéder à partir du grand cimetière Saint-Pierre, ou par une entrée particulière située 166, Chemin de l’Armée d’Afrique.
Dans une dédale de tombes serrées les unes contre les autres, le monument funéraire de Gaston Crémieux se distingue par la hauteur de sa colonne sur laquelle est gravée l’épitaphe suivante :
Silence il repose. À Gaston Crémieux avocat au barreau de Marseille mort le 30 novembre 1871 à l’âge de 33 ans sa femme et ses amis ont élevé ce monument.
Ces inscriptions invitent au silence ; celui qui sied aux cimetières, mais probablement imposé aussi à ceux qui ont élevé ce monument et fait graver cette épitaphe qui ne précise pas pourquoi et comment est mort Gaston Crémieux.
Le monument lui-même n’est pas daté, mais il est représenté sur une gravure parue le 6 décembre 1872 à la une du Travailleur des villes et des campagnes, un hebdomadaire publié à La Ciotat à trentaine de kilomètres de Marseille.
Le Travailleur des villes et des campagnes, 6 décembre 1872.
La publication de cette gravure sous le titre « Monument élevé à la mémoire de Gaston Crémieux par les républicains marseillais » déplut apparemment aux autorités qui, depuis l’écrasement de la Commune de Marseille le 4 avril 1871 par le général Espivent de la Villeboisnet, avaient interdit toute publication relative à la Commune ou aux Communards, si ce n’est pour les flétrir. Celle-ci valut effectivement de nouvelles poursuites [3] au gérant du Travailleur des villes et des campagnes, Maurice Faucon : le 3 avril 1873, il était condamné par le tribunal correctionnel de Marseille à 100 francs d’amende pour la publication de ce dessin sans autorisation préalable. [4]
Dans l’exemplaire du Travailleur des villes et des campagnes (en assez mauvais état) conservé à la bibliothèque de l’Alcazar à Marseille, on peut encore distinguer sur ce dessin signé L. Mosnier, le nom « Crémieux » gravé sur une colonne pyramidale identique à celle toujours posée sur son caveau. Le dessinateur y a ajouté une grande figure allégorique de Marianne républicaine au bonnet phrygien au-dessus du monument funéraire. Cette République pacifique, tenant un rameau d’olivier dans sa main gauche, tient aussi de sa main droite une couronne qu’elle s’apprête à poser au sommet du monument à la gloire de Crémieux.
Pour l’« Anniversaire du 30 novembre », la première page de ce numéro du Travailleur des villes et des campagnes a fait suivre ce dessin du poème « Mort de Gaston Crémieux » signé par Édouard Chevret, un long poème qui se poursuit sur les deux pages suivantes du journal. En voici quelques vers, qui le désignent de « communard hébreu », sans une once d’antisémitisme :
Sait-on s’il mourra bien, ce communard hébreu ?
Il est tout jeune encore comme nous tendres biches !
Nous avons vu son nom sur de rouges affiches ;
Il a trente-quatre ans et il s’appelle Gaston ! [5]
Le monument funéraire érigé en 1872 sur le caveau de G. Crémieux existe toujours, mais il a reçu quelques ajouts qui l’ont un peu transformé. La colonne pyramidale initialeest aujourd’hui dressée sur un socle devant lequel sont posés deux nouveaux éléments : une sculpture en pierre et une plaque commémorative ajoutées à plus d’un siècle d’intervalle.
Une sculpture en forme de lyre ajoutée en 1878
Lors de sa pose, le 1er décembre 1878, cette sculpture en pierre a été décrite comme « une magnifique offrande faite au nom de la démocratie marseillaise : une lyre au milieu, une feuille de papier avec une inscription et l’hermine de l’avocat déployant ses plis. [6]
Au delà de la forme de cette sculpture, l’année de sa pose est significative. Ce n’est en effet qu’en 1878, sept ans après la disparition de Crémieux que put se dérouler la première cérémonie importante à sa mémoire. Alors que jusque là les autorités n’avaient toléré qu’un hommage discret annuel autour de son caveau, cet celui de 1878 put être beaucoup plus important.
L’état de siège sur Marseille avait été levé depuis près de deux ans, après le départ de Marseille du général Espivent en 1876, et les dernières élections législatives avaient installé une majorité républicaine à l’Assemblée nationale.
À Marseille, le dimanche 1er décembre 1878 plusieurs centaines de personnes s’étaient donné rendez-vous à la Plaine pour se diriger en cortège vers le caveau de Crémieux. Les autorités tentèrent d’interdire ce cortège en déployant des forces de police autour et dans le cimetière. Tout discours y fut interdit et seules les personnes portant des couronnes furent autorisées à entrer dans le cimetière. Les délégations porteuses de l’emblème funéraire en pierre et de couronnes d’immortelles entrèrent les premières tandis qu’un grand nombre de personnes achetèrent de petites couronnes afin de pouvoir entrer : « Le monument où repose Gaston Crémieux était couvert des couronnes […]. Il se distinguait des autres tombes par sa verdure et par sa pyramide élevée. » [7]
Une plaque commémorative ajoutée en 2002
La plaque en marbre blanc posée sous cette sculpture a été inaugurée le 30 juin 2002 à l’initiative de l’ACJP, l’Association Culturelle des Juifs du Pape [8] qui honorait un des leurs ; Gaston Crémieux, rappelons-le, étant un descendant de l’ancienne communauté communément désignée comme les « juifs du pape ».
Les inscriptions figurant sur cette plaque sont plus explicites que l’épitaphe « silencieuse » gravée sur la colonne du monument ; alors que celle-ci indiquait seulement que Gaston Crémieux était « mort », la plaque précise, entre autres, qu’il est « mort fusillé », sans pour autant dire par qui il a été fusillé !
Les inscriptions gravées sur la plaque aux pieds la colonne :
Gaston Crémieux. Ardent républicain ami de Gambetta. Chef du mouvement communard des Bouches-du-Rhône. Mort fusillé le 30 novembre 1871 pour que vive la République.
Son fils Albert enterré à ses côtés
Jouxtant le caveau de Gaston Crémieux, celui de son fils aîné Albert est également dotée d’un monument funéraire moins haut que celui de son père et surmonté par une une boule.
Les inscriptions gravées sur la stèle verticale posée sur ce caveau ne sont plus lisibles, mais celles gravées sur le caveau lui-même sont encore déchiffrables :
Ici repose Albert Crémieux. Officier de la Légion d’Honneur. 21 août 1865 - 11 mai 1940
Albert (Joseph Lange) Crémieux était le fils aîné de Gaston Isaac Crémieux et de son épouse Noémie Judith Molina. Né le 21 août 1865 à Pont-Saint-Esprit (Gard), il est décédé le 11 mai 1940 à Paris 8e précise son dossier dans l’ordre de la Légion d’honneur. Dossier qui indique aussi qu’il avait d’abord été nommé Chevalier dans cet ordre par décret du 31 août 1923, alors qu’il était avocat à la Cour d’appel de Paris, puis élevé au grade d’Officier de la Légion d’honneur par décret du 9 août 1939. [9]
Un boulevard à son nom
La dénomination du boulevard Gaston Crémieux dans le 8e arrondissement, entre le boulevard Périer et la place du Maréchal Lannes, a eu cent ans en 2022 ; un peu moins si on lui retire les trois années du régime de Vichy durant lesquelles il fut débaptisé.
C’est sous la mandature de Siméon Flaissières [10]qui fut maire de Marseille de 1888 à 1902 puis de 1919 à sa mort en 1931, lors des délibérations du conseil municipal du 6 septembre 1922, que fut adoptée la proposition de rebaptiser Gaston Crémieux l’ancien boulevard Gambetta fut au motif que Marseille ayant déjà les Allées Gambetta [11]
Cette dénomination fut une des sept propositions de changements de noms de rues ou appellations nouvelles adoptées le 6 septembre 1922. Elles concernaient toutes des personnalités masculines nées au XIXe siècle, dont deux artistes provençaux, un peintre pour la place Paul Cézanne (1839-1906) et un écrivain pour la rue Émile Zola (1840-1903). Outre Gaston Crémieux (1836-1871), les quatre autres dénominations étaient celle de personnalités politiques républicaines éminentes. Pour un autre boulevard, Charles Livon (1850-1917), médecin et maire provisoire de Marseille en 1895 : pour une rue Francis de Pressenssé (1850-1921) député, ex-président de la Ligue des droits de l’homme ; pour une place (très vaste) Jules Guesde (1846-1922), orateur et ministre socialiste et pour une autre place, Félix Baret (1843-1902) avocat avec lequel travailla G. Crémieux et ancien maire de Marseille de 1887 à 1891.
Chacun de ces hommes fit l’objet de courtes notices biographiques annexées aux délibérations du 6 septembre 1922 ; celle qui nous intéresse plus particulièrement rappelait son tragique destin de communard : « Gaston Crémieux est né à Nîmes en 1836. Avocat à Marseille. Il fut président de la commission révolutionnaire de cette ville pendant l’insurrection de la Commune du 23 mars au 4 avril 1871. Fait prisonnier au cours des événements de cette journée par les troupes du général Espivent, il fut condamné à mort par le conseil de guerre et fusillé le 30 novembre 1871. [12] »
Moins de vingt ans après sa dénomination, le boulevard Gaston Crémieux était rebaptisé Sidi-Brahim (du nom d’une bataille menée par les Français en Algérie en 1845 [13]) lors des délibérations du 13 janvier 1941 de la délégation spéciale à la mairie de Marseille présidée par Henri Ripert. Cette décision s’inscrivait dans une démarche de remplacement d’une quinzaine de noms de rues adoptés au cours des dernières années. Au motif que « certaines dénominations [étaient] devenues inopportunes », il fut proposé de revenir à leur ancien nom ou d’adopter de nouveaux noms pour d’autres [14]. Parmi les autres voies concernées citons la place Jean Jaurès qui reprit son ancien nom : après avoir reçu en 1919 celui du leader socialiste opposé à la guerre et assassiné le 31 juillet 1914, elle redevint la place Saint-Michel durant trois ans.
En même temps que l’on remplaçait des noms de rues jugés inopportuns, les autorités d’occupation avec l’aide du gouvernement de Vichy s’employaient à la mise en place de l’extermination physique des « indésirables » dès 1942. Un des petits-fils de Gaston Crémieux, prénommé aussi Gaston et avocat comme lui et comme son père, Albert Joseph Lange Crémieux, en fut victime : Gaston, Moïse Crémieux, né le 13 avril 1891 à Paris 5e, est mort en déportation à Auschwitz-Birkenau le 15 août 1942. [15]
Le boulevard Gaston Crémieux reprit son nom après la Libération de Marseille, lorsque la délégation municipale présidée par Gaston Defferre réunie le 31 octobre 1944 adopta le principe de modifier les noms de rues qui avaient été attribués entre 1940 et 1944. [16] Il a gardé son nom depuis et une grande plaque commémorative y a été apposée au début des années 2000.
Plaque commémorative sur le Boulevard Gaston-Crémieux
Les panneaux de voirie qui désignent actuellement le boulevard Gaston Crémieux ne portent que son nom, sans autre précision, mais une plaque commémorative scellée sous l’un de ces panneaux, à proximité du croisement des boulevards Gaston Crémieux et Périer, lui rend plus longuement hommage.
Ces inscriptions gravées en lettres d’or désignent faussement Gaston Crémieux comme « Héros de la Commune de Paris ». Ce faisant, elles véhiculent une erreur dommageable pour l’histoire de Marseille et pour celle de Crémieux. S’il a effectivement soutenu la Commune de Paris, Crémieux n’y a pas participé et c’est bien de la Commune de Marseille qu’il a été le héros, et la victime.
Nos demandes auprès la mairie de secteur du 8e arrondissement et de la mairie centrale de Marseille pour connaître la date exacte de l’inauguration de cette plaque n’ont pas abouti.
Elle date probablement de 2013 car l’année suivante elle était revendiquée comme une initiative récente du comité marseillais de l’Association des Amies et Amis de la Commune de Paris 1871 et du groupe local de la Libre Pensée : « à la mémoire de Gaston Crémieux, leader de la Commune de Marseille, que Thiers fit fusiller, nous avons fait apposer une plaque explicative sur le boulevard qui porte son nom. » [17]
Les francs-maçons de la loge La Réunion des Amis choisis de Marseille (loge à laquelle Gaston Crémieux avait appartenu) ont également fait part de leur participation à l’apposition de cette plaque, sans préciser la date de son inauguration. Dans une brochure parue en 2016 pour le 215e anniversaire de la loge La Réunion des Amis choisis de Marseille, l’article intitulé « Hommage à Gaston Crémieux. Pose d’une plaque commémorative boulevard Gaston-Crémieux » est accompagné de photographies de personnes qui ont assisté à son inauguration. [18]
Sur le boulevard Gaston Crémieux on trouve aussi aujourd’hui la station d’autobus Gaston Crémieux (sur la ligne 74 de la régie des transports métropolitains - RTM) et un restaurant casher « Le Gaston Crémieux ».
Une petite plaque au château d’If, une des prisons où il a été enfermé
Cliché MB, septembre 2020.
Cette petite plaque, semblable par sa taille et sa forme, à d’autres plaques apposées au château d’If, se trouve sur un mur intérieur de cette ancienne prison devenue un des hauts lieux touristiques de Marseille.
La date d’apposition de ces plaques n’a pu être renseignée, mais elle est probablement postérieure aux années 1920, après que le ministère de la Culture ait pris la charge du château d’If. Ouvert officiellement au public en 1880, classé monument historique en 1926, il a été remis en 1994 par le ministère de la Défense au ministère de la Culture et fait aujourd’hui partie du Parc national des Calanques.
N’ayant de château que le nom, le château d’If est un ancien fort militaire construit au XVIe siècle sur l’île éponyme à quelques encablures des cotes (2 kms). Il servit de prison d’état jusqu’au début du 20e siècle, recevant notamment des opposants réels ou supposés au régime en place, quel qu’il soit : des huguenots en 1720, des républicains en 1848, des communards en 1871, des Alsaciens et des Lorrains en 1914...
Gaston Crémieux fit partie des centaines de prisonniers arrêtés à Marseille pendant et après la journée insurrectionnelle du 4 avril 1871 et transférés au château d’If, la plus isolée, la plus vieille et la plus insalubre des prisons marseillaises. Le Petit Marseillais du 14 avril indiquait que plus de 500 détenus avaient déjà été interrogés au château d’If et consacrait quelques lignes à Crémieux qui avait été arrêté dans la nuit du 7 au 8 avril : « Gaston Crémieux est enfermé dans la prison où Mirabeau [19] fut détenu. Il paraît un peu accablé et quelque peu affligé de sa position. On prétend même qu’il a souvent des paroles de récrimination pour ses anciens collègues de la Commission départementale. [20] »
Après le château d’If, Gaston Crémieux fut incarcéré dans d’autres prisons marseillaises durant plus de huit mois, jusqu’à son exécution le 30 novembre 1871.
Dans ses Impressions d’un condamné à mort, le texte qu’il écrivit en prison après sa condamnation à la peine de mort le 28 juin 1871, il a décrit les terribles conditions de détention au château d’If, mais aussi la foi républicaine inébranlable des prisonniers qui y furent conduits avec lui :
Cette abominable prison politique où les prisonniers étaient rongés par la vermine, couchés sur une paille ou plutôt sur du fumier, buvant de l’eau et respirant un air rare par une grille étroite ; on était quatre-vingts prisonniers dans une casemate qui pouvait à peine en contenir quarante. Pauvre République ! Comme on abuse de ton nom pour martyriser tes enfants les plus dévoués ! Mais eux ne s’y trompent point ! Ils savent que les coups qu’ils reçoivent ne leur viennent pas de ta main. Console-toi, ils t’aiment toujours dans leurs souffrances. [21]
Durant son incarcération au château-d’If, Crémieux passa sans doute sous le porche au-dessus duquel des hommes emprisonnés en 1848 avaient gravé l’inscription « Hôtel du peuple souverain » encore visible aujourd’hui. Lui qui avait participé à l’occupation de l’Hôtel-de-ville de Marseille en 1870 et de l’Hôtel de la préfecture en 1871 ne pouvait que partager la volonté de la souveraineté du peuple revendiquée par ce graffiti ironiquement gravé sur une porte de prison !
Marseille. Le château d’If. La porte donnant sur la cour intérieure du donjon historique [surmontée de l’inscription Hôtel du peuple souverain].
Carte postale ancienne, en vente sur ebay le 10 août 2024.
Enfin une plaque officielle au Pharo près de l’endroit où il a été fusillé
Plaque Gaston Crémieux inaugurée le 27 novembre 2021 au Pharo à Marseille.
Cliché M. Bitton, 30 novembre 2021.
Le 27 novembre 2021, quelques jours avant le 150e anniversaire de l’exécution de Gaston Crémieux, le maire de Marseille, Benoît Payan, dévoilait cette plaque qui était la première plaque officielle à la mémoire de Crémieux au Pharo. Il l’inaugurait en présence de représentants de la section marseillaise de l’association des Amies et Amis de la Commune de Paris 1871 et de Christiane Taubira, ancienne ministre de la Justice et candidate pressentie pour les prochaines élections présidentielles de 2022, spécialement invitée pour cette cérémonie.
Au moment de cette inauguration se tenait aussi à Marseille, dans l’auditorium de la Mairie des 1e et 7e arrondissement, un colloque sur la révolution du 4 septembre 1870 et les Communes de 1871 [22] auquel j’assistais comme nombre d’autres personnes qui auraient aimé participer à l’inauguration de la plaque à la mémoire de Gaston Crémieux initialement prévue le dimanche 28 novembre 2021. Mais le maire en décida autrement ; il avança cette inauguration sans doute pour la faire en présence de Christiane Taubira venue prendre la température politique de la mairie de Marseille avant les élections présidentielles. Ce n’est donc que trois jours plus tard, jour effectif de l’anniversaire de la mort de G. Crémieux que j’allais photographier cette nouvelle plaque au Pharo et relever ses inscriptions.
Ces inscription gravées à l’initiative d’une municipalité plus à gauche que celle qui régnait à Marseille depuis vingt-cinq ans, rappellent notamment que Crémieux fut « condamné à mort lors de la répression versaillaise » mais n’incriminent personne nommément.
Une plaque non officielle posée il y a quelques années pratiquement au même endroit, sur le grillage, mais arrachée (par qui ? nul ne le sait) dénonçait expressément Adolphe Thiers qui, rappelons-le, était chef de l’exécutif du gouvernement de la République française à l’époque où Crémieux fut fusillé.
Ici fut exécuté / le 30 novembre 1871 / Gaston Crémieux
Cet avocat humaniste et libre penseur / qui a été à la tête de l’insurrection
marseillaise de 1871 / fut victime de / la vindicte anti-communarde
d’Adolphe Thiers
Sur l’image de cette plaque on distingue, à gauche des inscriptions, le logo de l’association des Amies et Amis de la Commune de Paris 1871.
Cette plaque, aujourd’hui disparue, a été apposée et arrachée en 2013, alors que Marseille était sous le mandat de Jean-Claude Gaudin figure de la droite catholique qui fut maire de cette ville de 1995 à 2020. Durant ses vingt cinq années de règne, des élus de l’opposition appuyés par différentes associations, avaient vainement tenté de faire apposer une plaque pérenne à la mémoire de Crémieux au Pharo. En 2013, Marie-France Palloix, conseillère municipale communiste aux 6e et 8e arrondissements de Marseille, déclarait à La Marseillaise : « Une première plaque posée au Pharo il y a dix ans puis une autre il y a deux ans ont été chaque fois arrachées. Depuis 2006, j’ai écrit une dizaine de courriers à Jean-Claude Gaudin. Après un accord de principe pour rendre hommage à Gaston Crémieux, là où ses bourreaux l’ont tué, il ne me répond même plus. [23] »
Lorsque le nouveau maire de Marseille Benoît Payan inaugura la plaque du Pharo, il ne prononça pas le nom de Thiers dans son allocution. Il évoqua des « revanchards versaillais », mais souligna surtout l’importance du rassemblement et de l’union prônés par Gaston Crémieux. Au-delà des liens de ce discours avec des élections passées et à venir, il nous paraît important de le citer intégralement car il a marqué un tournant dans la reconnaissance de Gaston Crémieux et de la Commune de 1871 par les autorités municipales marseillaises. Son discours propose pour la première fois une version municipale relativement fière des mouvements communalistes marseillais de 1870 et 1871 ; évitant des images sanglantes, c’est une version apaisée de cette expérience unique que fut la Commune dont la municipalité actuelle se réclame l’héritière.
Ce discours est reproduit ici tel qu’il a été mis en ligne par la Mairie de Marseille. Il est bien documenté sur les événements de l’époque ; je n’y ai noté qu’une seule erreur historique, lorsqu’il avance : « C’est ici, le 1er novembre 1870, que naquit la première Commune du mouvement des Communes présidée par Gaston Crémieux ». Il y eut effectivement la proclamation d’une Commune révolutionnaire à Marseille le 1er novembre 1870, mais elle était présidée par Adolphe Carcassonne et non par Gaston Crémieux, qui fut à la tête d’une autre Commune marseillaise éphémère le 8 août 1870. C’est probablement pour insister sur la personnalité révolutionnaire de Gaston Crémieux que ce discours municipal bienveillant lui impute aussi, mais à tort, la proclamation de la Commune du 1er novembre 1871.
Discours de Benoît Payan, maire de Marseille, pour l’inauguration de la plaque Gaston Crémieux au Pharo le 27 novembre 2021
Madame la Ministre, chère Christiane Taubira
Mesdames, Messieurs les élus,
Mesdames, Messieurs,
En rendant hommage à Gaston Crémieux, nous honorons un partisan de la République, victime expiatoire de la Commune de Marseille.
Souvent, les événements de notre histoire reposent sur des hommes et des femmes dont l’engagement trouve son origine dans les injustices terribles et la volonté tenace d’y mettre fin.
Gaston Crémieux fut de ceux-là : un homme de droit, fidèle aux principes de justice, qui vous sont si chers, Madame la Ministre.
Poète, avocat et journaliste, il fut défenseur des pauvres, libre penseur, nouant très tôt des contacts entre républicains catalans, provençaux et italiens. En toute circonstance, il fut un artisan de cette expérience politique si singulière de la Commune de Marseille.
Gaston Crémieux fut à l’image de beaucoup de Marseillais : un homme aux différentes facettes et aux multiples engagements.
Mobilisé dans tous les combats, que ce soit pour la santé et contre l’épidémie de choléra ou pour la défense de la classe ouvrière, Gaston Crémieux n’a cessé de rassembler la diversité politique des communards qu’ils soient socialistes, radicaux ou fédéralistes.
Il savait unir autour d’une cause, d’un idéal, de valeurs communes.
Preuve en est, alors que les dissensions apparaissaient sur les drapeaux rouge ou tricolore flottant à la préfecture, il fit hisser le drapeau noir d’une patrie en deuil, suite à l’abdication des conservateurs et des légitimistes.
Là est la force de l’engagement de Gaston Crémieux, elle perdure aujourd’hui avec sa mémoire : la volonté d’un homme de rassembler tous les autres dans une cause qu’il savait juste et profondément noble.
Aujourd’hui, par cet acte de mémoire, nous levons le linceul de silence qui le condamnait à l’oubli.
Aujourd’hui, nous sommes rassemblés autour de l’histoire de ces hommes et des ces femmes qui, comme Gaston Crémieux, luttèrent jusqu’à leur sacrifice ultime pour l’idéal de la République sociale.
L’histoire ne nous prémunit pas toujours de la folie des hommes, mais elle nous permet de comprendre et de repousser nos peurs.
Ces peurs étaient nombreuses en 1870 : peur de la guerre et peur de l’occupation, peur du déclassement et peur d’un retour à la monarchie, peur de l’instabilité politique et du marasme économique.
Face à ces peurs, c’est dans le mouvement des Communes, que des engagés décidèrent de bâtir l’idéal républicain qui forge aujourd’hui nos consciences.
C’est à Marseille que des femmes et des hommes se révoltèrent pour demander l’instauration de la République après l’assassinat de Victor Noir, journaliste parisien, par Pierre Bonaparte dès le 8 janvier 1870.
C’est ici, comme à Paris, que le plébiscite pour l’Empire fut un échec.
C’est ici, après le désastre de la bataille de Forbach, le 7 août 1870, qu’une manifestation de 40 000 personnes menée par Gaston Crémieux prit l’Hôtel de Ville d’assaut, et fonda un comité révolutionnaire.
C’est ici, après la défaite de Sedan, que le 4 septembre 1870, un comité de défense nationale fut créé, une garde civique organisée et un préfet intérimaire républicain nommé.
C’est ici, le 1er novembre 1870, que naquit la première Commune du mouvement des Communes présidée par Gaston Crémieux.
Marseille fut une source d’inspiration féconde autant qu’un avertissement pour les Communards parisiens.
Et c’est encore ici, le 22 mars 1871, que naquit la seconde et la plus longue expérience de la Commune en dehors de Paris.
Mais le 4 avril 1871, malgré les tentatives de négociation de Gaston Crémieux, la Commune prit fin dans un bain de sang orchestré par les troupes Versaillaises du général Henri Espivent de la Villesboisnet.
Le conseil de guerre condamna à la prison, au bagne et à l’exil mais seul Gaston Crémieux est condamné à mort et non gracié.
Dans un dernier geste, il commande le peloton : « Visez à la poitrine. Ne frappez pas la tête. Feu ! Vive la République ».
Il meurt à 35 ans, le 30 novembre 1871, ici au champ de tir du Pharo, il y a 150 ans.
En fusillant Gaston Crémieux, c’est l’esprit de la commune de Marseille que les revanchards versaillais pensaient tuer. C’est cet espoir naissant que les partisans de l’ordre pensaient étouffer.
Parce qu’elle incarne le combat d’une liberté émancipatrice, parce qu’elle incarne le combat pour l’égalité dans une fraternité totale et absolue, parce qu’elle incarne l’attente ardente d’une société du partage et du temps libre : la Commune est une matrice politique qui malgré l’implacable et sanguinaire répression, triomphe de manière posthume.
Victor Hugo disait alors “Les morts sont des vivants mêlés à nos combats”.
Des victoires électorales des Républicains à la fin du XIXème siècle au Front populaire, nous sommes les héritiers de cette expérience politique unique.
Il est des hommages qui résonnent avec fracas dans l’actualité blafarde. Ce devoir de mémoire et ce travail d’histoire sont aujourd’hui d’une impérieuse nécessité.
N’oublions jamais que Vichy tenta d’effacer le nom de Gaston Crémieux en débaptisant les rues de son nom.
N’oublions jamais que le petit fils de Gaston Crémieux mourut en Déportation parce que juif.
Quand certains réécrivent l’histoire jusqu’à la dévoyer, nous préférons l’écrire. L’écrire pour ne pas l’oublier, pour ne pas perdre la trace d’un homme comme Gaston Crémieux et l’accueillir au Panthéon de nos héros municipaux.
Quand les identités se crispent, quand la peur de l’autre s’installe, la seule alternative réside dans la construction d’un projet commun et intemporel : la République.
Alors merci, merci à vous toutes et tous, qui année après année, avez entretenu cette flamme du souvenir.
Merci pour votre ténacité à honorer et à commémorer la Commune de Marseille.
Ce passé oublié, occulté, est désormais un passé réapproprié. Il éclaire notre présent de ses enseignements comme une vigie.
Ici, sur ce site qui fut le témoin des tumultes de l’histoire, en contrebas du palais impérial et de ses jardins, sur le lieu même de l’assassinat de Gaston Crémieux, là où l’infamie de la répression réactionnaire semblait triompher, désormais le passant se souviendra.
Il se souviendra de Gaston Crémieux et de toutes les communardes et de tous les communards dont l’histoire a parfois perdu la trace, mais dont nous entretenons ici la mémoire.
Vive la Commune, vive Marseille, vive la République, et vive la France ! [24]
Intro
Le 27 novembre 2021, le maire de Marseille, Benoît Payan, ancien membre du parti socialiste, inaugurait la première plaque municipale officielle à la mémoire de Gaston Crémieux près de l’endroit où il avait été fusillé cent cinquante ans auparavant. Condamné à la peine de mort par le conseil de guerre pour sa participation à la Commune de Marseille de mars-avril 1871, Crémieux avait été fusillé par un peloton militaire le 30 novembre 1871 sur le champ de manœuvres militaire du Pharo.
Ce terrain qui servait jadis à l’entraînement des militaires, parfois sur des cibles humaines, est aujourd’hui largement urbanisé, mais une partie appartient toujours à l’armée et elle est fermée au public. La plaque commémorative inaugurée en 2021 se trouve en dehors de ce domaine militaire ; elle est érigée dans le jardin municipal du Pharo, dans un espace public.
Avant cette plaque, Gaston Crémieux avait déjà et a toujours d’autres lieux de mémoire dans la ville. Le plus ancien reste le monument funéraire élevé sur son caveau en 1872. Cinquante ans plus tard, en 1922, sous le mandat de Siméon Flaissières, le premier maire socialiste de la ville, le nom de Gaston Crémieux était donné à un boulevard. C’est ensuite, mais à une date indéterminée, qu’une petite plaque a été consacrée à Gaston Crémieux au château d’If, une des prisons marseillaises où il avait été incarcéré avant son exécution et qui a été classée monument historique en 1926.
Cette brochure s’est intéressée à ces différents lieux de mémoire et à leurs extensions, avant de s’attarder sur le dernier en date et sur le discours prononcé par Benoît Payan lors de l’inauguration de la plaque à la mémoire de Gaston Crémieux au Pharo.