Les Voix du peuple (1868). Impressions d’un condamné à mort (1871)
Messieurs et confrères
Les rumeurs qu’ont engendrées les événements de ces derniers jours à Marseille, le rôle qui a pu m’être attribué par plusieurs dans ce mouvement mal défini, me font un devoir de vous faire un récit loyal de tout ce qui m’a été personnel. Je sens très bien que je vous dois la plus exacte vérité, alors que je demande à reprendre ma place au barreau.
Mon indignation fut grande lorsque le 22 mars (huit heures du soir), je lus sur nos murs la dépêche dans laquelle le gouvernement de Versailles déclarait ses tendresses pour les Rouher, Chevreau, Boittelle et Canrobert, soutiens de l’infâme Empire. Je commençais à me trouver singulièrement déplacé dans mes fonctions, mais ma décision fut rapide et inébranlable dès que je vis que l’on poussait le cynisme jusqu’à convier la population à acclamer un gouvernement qui venait de commettre une telle faute.
Et comment réunissait-il la population frémissante et surexcitée déjà par les nouvelles confuses de Paris ? En faisant battre le rappel ! En mettant les armes aux mains d’hommes exaltés ! [1]
Je n’ai pas voulu demeurer une heure de plus fonctionnaire d’un gouvernement alliant de telles inepties à de pareilles imprudences. À onze heures [2], le 23 mars, ma démission était déposée au parquet. Elle était conçue en ces termes :
Marseille, le 23 mars 1871
Monsieur le Ministre,
Le 8 septembre dernier, j’ai été nommé substitut du procureur de la République à Marseille. Aujourd’hui, 23 mars, je ne puis considérer comme républicain le gouvernement qui par sa protection accordée aux agents impériaux et autres agissements multipliés, appelle la révolution.
Je ne puis rester, une heure de plus, solidaire d’actes que je ne saurais accepter.
Désireux de rentrer, sans risque de forfaiture, dans le plein exercice de ma liberté de citoyen et de républicain, je vous prie d’agréer ma démission et la cessation de mes fonctions à la date du 23 mars, onze heures du matin.
Daignez agréer, Monsieur le Ministre, l’assurance de ma considération respectueuse.
E.
A deux heures, j’étais au club de la garde nationale hâtivement réuni pour arrêter la ligne de conduite à suivre dans les difficiles conjectures qu’avaient entraînées le rappel. Une parole, plus élégante que sensée, conseillait avec énergie de se servir du mouvement pour enlever le préfet et le remplacer aussitôt par un fonctionnaire marseillais qui soutiendrait ouvertement le gouvernement de Paris. L’un des assistants, croyant apercevoir des visées personnelles dans ce discours entraînant, s’écria ironiquement « Oui, c’est cela ; nommons X…. (l’orateur). »
Je me levai alors et déclarai qu’à mon sens le club devait assurément condamner le gouvernement de Versailles, comme je venais de le faire par ma démission, mais que, réunion sérieuse et honnête, il ne saurait appuyer le mouvement insurrectionnel de Paris qui, n’étant affirmé que par des noms obscurs, pouvait être soudoyé par les Prussiens inassouvis ou les bonapartistes audacieux. J’appuyai cette dernière hypothèse, en rapprochant la révolution parisienne de l’apparition de Rouher et de la démarche de Canrobert venant, dans un langage plein de dignité, offrir sa loyale épée à la République. Ma conclusion fut que, pour donner satisfaction aux esprits exaltés, nous devions, comme on venait de le proposer avant moi, envoyer une délégation au préfet et obtenir de lui une communication constante des dépêches, tant de Paris que de Versailles. Les applaudissements et le vote unanime de l’assemblée donnèrent raison à mes paroles et le club députa aussitôt à la préfecture quelques uns de ses membres parmi lesquels je me trouvai.
Pendant que nous informions le Préfet du but de notre démarche et alors que déjà ses paroles arrivaient à nous donner satisfaction, son Secrétaire particulier accourut nous annonçant que des bataillons armés cernaient la Préfecture et nous adjurant de les contenir. Je sortis aussitôt par une porte latérale (rue Montaux). Quelques capitaines me dirent qu’ils venaient acclamer Paris, puisque réunis depuis le matin on les avait laissés sous les armes pendant plus de cinq heures sans ordres ni instructions. Devant la grande porte de la préfecture, je rencontrai le citoyen J… Il me déclara que son intention inébranlable était d’entrer dans l’hôtel départemental ; cependant il me donna vingt minutes pour informer des volontés de ses compagnons, le club dont j’étais le délégué. Je me hâtai. Le Comité, instruit des événements, persista dans sa médiation d’ordre. Nous retournions pour chercher à faire prévaloir cette ligne de conduite lorsque nous apprîmes que la Préfecture était envahie et les coups de feu commencés (un fusil, en effet, avait été déchargé par imprudence ou intentionnellement). Je précipitai ma course ; mais, à mon arrivée, le Préfet, ses deux Secrétaires et le général Ollivier étaient déjà arrêtés. Je dois dire, d’ailleurs, que mes paroles d’apaisement, de modération et de calme étaient fort mal accueillies par les cerveaux échauffés, même par les hommes sur lesquels j’avais toujours vu peser mon influence. Je traversai bien des brutalités de langage, bien des lazzis, en poursuivant sans découragement ma mission conciliatrice jusqu’à sept heures et demie du soir.
Je rentrai chez moi.
À neuf heures, je me rendis au club de la garde nationale où j’appris que, par une délibération prise à six heures, j’avais été délégué, avec MM. Barthelet et
À peine étais-je à la Préfecture que se produisit un incident trop caractéristique de la situation pour que j’en omette la relation.
M. Roussier, courtier, capitaine dans le 4e bataillon de la garde nationale, était amené prisonnier, sous le reproche d’avoir proféré des paroles insultantes contre la République, et d’avoir retenu de force toute l’après-midi le citoyen Pignatel, caporal de sa compagnie.
M. Roussier, interrogé, dit à la Commission qu’à midi et demie son commandant ne voulant plus lui laisser son bataillon sur les allées de Meilhan où il était réuni depuis deux heures, avait donné l’ordre de le faire rentrer dans cour du Lycée (Boulevard du Musée). La consigne était de former des faisceaux et de laisser sortir les gardes nationaux par escouades de dix hommes, sans armes. Le caporal Pignatel, excellent cœur, tête exaltée, tenait essentiellement à emporter son fusil. Son capitaine s’y opposa. Inde irae.
Quant aux invectives contre la République, M. Roussier les niait énergiquement.
En présence de ces explications, Me
J’acceptai.
M’entendant donner l’ordre de remise en liberté, le citoyen C…, l’un des gardiens improvisés, me menaça du geste et me déclara responsable de tous les agissements réactionnaires du capitaine Roussier. Je dus lui répondre que je ne m’effrayais nullement de ses paroles d’intimidation que je subissais pour la troisième fois. Il m’a toujours été hostile, en effet, depuis que je fus le voir spontanément à la prison St-Pierre où il avait été incarcéré sous l’Empire, avec le citoyen G… pour une de ces peccadilles politiques qu’a toujours réprimées durement le gouvernement déchu. Je n’ai jamais compris cette inimitié.
Après cet incident, je rentrai dans la salle de la Commission. J’y étais à peine depuis quelques minutes qu’une dizaine de citoyens entrèrent, demandant qui avait mis en liberté le citoyen Roussier.
Je leur fis observer que le citoyen C... les accompagnait, ils devaient parfaitement savoir que la responsabilité de cet acte m’incombait. Je leur exposai les raisons qui m’avaient mené à donner l’ordre. Pour la plupart ils comprirent que mes motifs étaient suffisants. Le citoyen C… lui-même sembla les trouver justes et me demanda à quelle époque je plaçais les trois provocations dont je venais de me plaindre. Seul le citoyen B… ne se montra point satisfait et me saisit le bras gauche en me menaçant de sa carabine. Par un mouvement énergique je me débarrassai de son étreinte.
Certes, ma riposte était beaucoup plus brutale que l’attaque et si les hommes tels que le citoyen B… entraînés par leur zèle, méritaient la réputation qu’on leur fait, bien à tort, je serais tombé en ce moment percé de vingt balles. Ils sont bons, mais leur susceptibilité, irritée par une longue oppression, leur fait voir des traîtres partout. Qu’ils aient confiance en ceux qui les apprécient et les aiment ; qu’ils se délient des misérables qui volent pendant qu’eux songent au salut de la République et avant peu les idées de progrès et de liberté seront admises par tous les Français.
Pardonnez-moi, Messieurs, ce paragraphe incident qui s’est imposé à mon esprit.
Le lendemain (24) j’arrivai à la Préfecture à neuf heures. Je rencontrai chez plusieurs membres de la Commission les intentions que nous espérions faire prévaloir. Mise en liberté des prisonniers en otages et remplacement du drapeau rouge (qui personnellement ne m’effraie en rien) par l’étendard tricolore sous les plis duquel la France a fait sa grande révolution, et qu’elle a fait saluer par toutes les capitales de l’Europe.
Ces deux idées qui s’imposaient à nos esprits, comme les gages premiers de la conciliation, rencontrèrent une énergique résistance de la part des citoyens qui gardaient la Préfecture. Me
Toute la journée du 24 se passa en tiraillements qui entravaient l’œuvre imposée aux délégués de la garde nationale dont la présence se trouvait parfaitement vaine.
J’informais mes mandants de cette situation difficile et les prévins de ma démission que je déposai, en effet, dès le même soir, après vingt-quatre heures de présence dans la Commission départementale. Voici en quels termes était conçu mon retrait :
Marseille, 24 mars, 11 h. 5 m. soir.
Mes chers concitoyens,
Comme vous tous, j’ai accepté avec résolution le mandat qui nous appelait à composer la Commission départementale provisoire.
Nous devions (et c’est bien la mission que j’avais acceptée) assurer la République compromise par un gouvernement qui ose abriter sous le titre sacré de la République française la protection qu’il accorde à d’odieux agents impériaux.
Le mouvement d’indignation spontanée qui a porté notre population à la Préfecture a été empreint d’une dignité et d’une réserve incontestables.
Il était d’ailleurs uniquement provoqué par l’ordre imprudent qu’a donné l’autorité de battre le rappel.
La Commission (nouvelle consécration de notre belle alliance républicaine) allait délibérer pour assurer la liberté de l’ordre. Il s’est trouvé que plusieurs de nos prescriptions ont rencontré une résistance invincible de la part de quelques citoyens dont le zèle républicain nous a déclarés suspects.
Je suis trop attaché à mes opinions pour m’exposer à me voir soupçonné, alors que je veux, comme toujours, servir la République et rien que la République.
Je me retire.
Salut fraternel.
E.
Pendant toute la journée du 25 je me tins assidûment à la permanence du club de la garde nationale, pour soutenir, de toutes mes forces, son programme d’apaisement et de tranquillité. J’y étais encore le soir à la réunion générale des délégués. La discussion s’agitait sur les moyens à employer pour faire rentrer chaque chose dans l’ordre avec des garanties pour la République, lorsque Me
Sur cette déclaration, le club vota une insertion dans les journaux qui, en exprimant la contrainte que je subissais, pût me mettre à l’abri de toute interprétation malveillante.
Le lendemain, en effet, on lisait dans les feuilles publiques [5] la note suivante :
Plusieurs membres de la Commission départementale, mécontents des entraves qu’on opposait à l’exécution de leurs ordres, se sont retirés, ne jugeant pas pouvoir accomplir la mission de dévouement qu’ils avaient acceptée dans l’intérêt de l’ordre public.
Voici exactement la manière dont le citoyen
Hier soir le citoyen Gaston
Notre ami
Le club l’a de nouveau acclamé et contraint, par un vote unanime à reprendre ses fonctions. Cette preuve d’estime de la part d’une réunion aussi honorable et la pression exercée sur le citoyen
Le citoyen Barthelet n’avait pu accepter ces mêmes fonctions par des motifs tout personnels dont le club a retenu la justesse.
Le citoyen Fulgéras, ingénieur et capitaine de la garde nationale, a été désigné à sa place et a accepté.
Nous félicitons les citoyens qui se dévouent ainsi.
Le lendemain (26), je vis bien que les idées émises l’avant-veille pour les concessions de drapeau et d’élargissement des otages n’avaient pas fait un pas et que la résistance régnait encore dans toute son intensité.
J’abandonnai l’espoir de les faire prévaloir et me jetai sur quelques mesures administratives trop négligées qu’il fallait prendre d’urgence. Comme par exemple et en première ligne, je placerai les démarches que je fis et les ordres que je donnai pour l’envoi immédiat en Algérie des armes destinées à comprimer l’insurrection arabe.
C’est ainsi que s’écoula cette journée du 26, pendant laquelle les discussions prudentes de la Commission départementale furent bien moins troublées que pendant les heures agitées de l’avant-veille.
Le 27 fut consacré en entier à nos pourparlers avec le conseil municipal qui, après avoir engagé sa délégation, comme le club avait engagé la sienne, retirait les pouvoirs de ses mandataires, sans qu’aucun fait nouveau eût surgi, sans que la situation fût changée autrement que par un retour très sensible vers le calme.
J’apercevais déjà la solution pacifique et digne que j’avais préparée, de concert avec les membres de la Commission. Aussi j’engageai vivement le conseil municipal de ne point faire une défection qui ne s’appuyait que sur des rumeurs publiques et accusait cette politique débile et hésitante généralement reprochée à ce corps électif.
À minuit, le conseil annonçait que, par son vote (8 voix contre 7), il persistait dans le retrait de ses délégués. Le club de la garde nationale rappela aussitôt ses mandataires et informa la Commission départementale de sa décision, par la lettre que je transcris :
Au Citoyen Président de la Commission départementale
Marseille, mardi 28 mars, 1 heure du matin.
Citoyen,
Le Club républicain de la garde nationale, s’inspirant comme le conseil municipal, d’idées de conciliation, avait en même temps que lui envoyé une délégation à la Commission départementale provisoire.
Le conseil municipal retirant la sienne, nous venons de prendre la délibération de retirer la nôtre.
Salut et Fraternité
Vive la République !
Pour le Club, Le Bureau
M. Fulgéras et moi devions, par égard pour la Commission dont nous avions fait partie et afin de point éveiller les susceptibilités irritables, accompagner de quelques mots la notification du club. C’est dans cette intention que nous adressâmes à nos ex-collègues la lettre suivante :
Marseille, mardi 28 mars, 1 h. 40 m. du matin.
Chers concitoyens,
Le Club républicain de la garde nationale, en présence de l’attitude regrettable du conseil municipal, nous retire nos pouvoirs de délégués.
Nous ne pourrions donc désormais siéger parmi vous qu’appelés par d’autres groupes républicains.
Toutefois nous devons vous dire que nous considérons comme plus sage de voir la Commission départementale maintenir la délibération qu’elle a prise à la mairie en laissant au conseil municipal la responsabilité des événements qui vous menacent.
Salut et Fraternité,
Me voici arrivé au terme de mon rôle dans les événements qui viennent d’agiter Marseille. Cependant je dois encore poursuivre un moment mon récit, puisque les membres siégeant après nous à la Commission départementale ont cru pouvoir, depuis mon retrait définitif, me faire figurer à mon insu, dans leur administration à laquelle je n’avais participé d’abord que par obéissance et discipline républicaines.
Mon étonnement fut grand lorsque, dans la journée du 28, je vis placarder des affiches portant mon nom, lorsque surtout je vis ma signature appuyant celles de ces trois jeunes citoyens de Paris dont le mandat m’est inconnu. Chacun des membres du club de la garde nationale avait partagé mon impression. Aussi fut-il décidé qu’une protestation, attribuant l’usage de nos noms à une erreur, serait adressée à la presse marseillaise. Les journaux du lendemain contenaient cet avis :
Le Club républicain de la garde nationale s’est, avec raison, étonné de retrouver hier, sur des affiches de la Commission départementale, les noms de ses délégués, Cartoux, Émile
C’est sans doute par erreur que l’on a usé encore de ces noms qui avaient été retirés dans la nuit précédente, à une heure du matin.
Par délibération d’hier soir, le club a décidé que le public devait être informé de cette erreur qui ne peut engager le club de la garde nationale, ni ses délégués.
Les Membres du Bureau
La Commission crut devoir ne tenir aucun compte de cette courtoise protestation et continua le lendemain à appuyer de nos noms ses communications au public.
J’ai alors accentué davantage mon appréciation d’un pareil procédé par cette lettre insérée dans L’Égalité et qu’ont bien voulu reproduire les autres journaux de Marseille :
Marseille, le 30 mars 1871
Mon cher rédacteur,
Depuis deux jours (le 28 et le 29) la Commission départementale fait imprimer mon nom au de documents que ne n’ai ni vus ni signés, n’étant plus allé à la Préfecture depuis le 27 ; comme l’ont annoncé les journaux de Marseille, le Club républicain de la garde nationale qui m’avait imposé un mandat de conciliation, en me déléguant à la Commission départementale, m’a retiré mes pouvoirs en même temps que le conseil municipal rappelait ses mandataires.
Je dois donc protester contre un emploi de mon nom dans lequel le Club républicain de la garde nationale a vu une erreur, mais qui, en se perpétuant, devient un abus que je dois signaler à mes concitoyens.
Veuillez agréer, mon cher rédacteur, l’assurance de ma parfaite considération.
E.
J’ai donc tout lieu d’espérer que cet avis sera mon dernier mot dans une émotion populaire que j’aurai voulu prévenir et que j’ai cherché à calmer lorsqu’il a fallu l’accepter comme un fait accompli.
Tels sont, Messieurs et confrères, en ce qui me concerne, les événements qui se sont déroulés à Marseille du 23 au 30 mars.
Puisse cette narration franche et loyale vous convaincre de mon honnêteté politique qui, avec l’honnêteté privée son corollaire obligé, a été et sera toujours le guide de ma conduite.
Émile
[1] Le 23 mars au matin, le contre-amiral Cosnier, Préfet des BdR, craignant une manifestation en faveur de Paris après le discours de Gaston
[2] Les italiques sont dans le texte. MB
[3]
[4] Il s’agissait, à la demande du Conseil municipal, de remplacer le drapeau rouge qui flottait au fronton de la préfecture par le drapeau tricolore ; mais il fut remplacé par un drapeau noir, en signe de deuil, dira un communiqué de la Commission départementale du 28 mars, publié dans l’Égalité du 31 mars 1871. MB
[5] Cette note a en effet publiée au moins dans L’Égalité du 25 mars 1871. MB.