D’Embrun à la Commune de Marseille de 1871
Les Voix du peuple (1868). Impressions d’un condamné à mort (1871)
Plus connu sous son seul prénom d’Émile, Brutus Paul Émile Bouchet est né le 28 décembre 1840 à Embrun (Hautes-Alpes), fils de Jean Louis Bouchet, avocat, et de Françoise Laurens, son épouse, sans profession [1].
Poursuivant la voie de son père, il devient avocat et exerce d’abord à Embrun [2] avant de s’installer à Marseille où il est signalé comme avocat en 1867 au 22, rue Paradis [3]. C’est aussi à cette époque qu’il fait ses débuts en politique dans l’opposition républicaine à l’Empire. Franc-maçon, comme le nîmois Gaston Crémieux de quatre ans son aîné, avec lequel on le retrouvera souvent sur plusieurs fronts, et d’abord sur celui de la promotion de l’instruction laïque. Leurs figurent l’un après l’autre sur la liste des seize membres du comité fondateur de l’Association phocéenne de l’instruction des deux sexes en 1868 [4].
L’année suivante, ils soutiennent le candidat républicain Léon Gambetta qui sera élu député des Bouches-du-Rhône en mai 1869 ; le 16 avril de la même année, c’est Bouchet qui ouvre une réunion publique rassemblant près de six cents personnes au Palais lyrique (au 39, de la rue Impériale) par la lecture d’une lettre de M. Gambetta, le jeune défenseur de la souscription Baudin [5] qui s’excusait de son absence, avant de laisser la parole à Crémieux qui parla de l’éducation des filles et de la voie dans laquelle il importait de la faire entrer [6].
Aux côtés de Gaston Crémieux et de Gustave Naquet, directeur du journal Le Peuple, Bouchet est aussi parmi les animateurs des premières réunions marseillaises contre le plébiscite de Napoléon III qui se tiendra le 8 mai 1870 [7]. Quittant Le Peuple pour fonder L’Égalité, l’organe de l’Union démocratique du Midi dont le premier numéro parait le 1er mai 1870, ils s’engagent résolument avec leur nouveau journal dans la campagne anti-plébiscitaire : Bouchet et Crémieux font partie des treize délégués du comité marseillais de l’Union démocratique signataires du Manifeste de la gauche de Gambetta appelant à voter « non » à ce plébiscite [8]. Bouchet remporte ensuite sa première victoire politique avant la chute de l’Empire, lorsqu’il est élu conseiller d’arrondissement du 3e canton de Marseille au second tour des élections pour le Conseil général et les Conseils d’arrondissements des Bouches-du-Rhône des 19-20 juin 1870 [9].
Dès que la guerre contre les Prussiens est engagée en juillet 1870, la rapidité des premières défaites françaises entraîne des vagues de manifestations patriotiques contre l’Empereur. Bouchet ( de même que Crémieux) ne participe à celles qui ont lieu à Marseille les 7 et 8 août 1870, mais il n’est pas loin. Il est en effet auditionné comme témoin lorsque Crémieux et d’autres manifestants qui avaient occupé l’Hôtel de ville passent en procès les 27 et 28 août 1870 devant le conseil de guerre. Il est intéressant de souligner qu’à ce moment là, Bouchet met déjà en avant le rôle modérateur qu’il a tenté de jouer en déclarant que dans la soirée du 8 août 1870, il « a engagé ses amis, et particulièrement Crémieux à se retirer et faire évacuer la foule ; que ce dernier était de son avis, mais qu’il avait été obsédé et entraîné par plusieurs personnes, surtout par un nommé Chachuat [10] ». Au terme de ce procès, le conseil de guerre, présidé alors par le colonel Camo, condamne quatre des vingt-trois prévenus, dont Gaston Crémieux, à six mois de prison, peine qui ne fut alors ni la plus légère ni la plus lourde [11]. Parmi l’ensemble des prévenus quatre feront aussi partie des douze membres de la Commission départementale de 1871 aux côtés d’Émile Bouchet : Gaston Crémieux, Charles Alerini, David Bosc et Joseph Maviel.
Moins d’une semaine après le prononcé des condamnations des manifestants de l’Hôtel de Ville, la République était proclamée le 4 septembre 1870 et les détenus politiques libérés à Marseille comme à Paris. À Marseille, les nouvelles autorités locales, en l’occurrence l’Administrateur supérieur des Bouches-du-Rhône, Alphonse Esquiros, et le Préfet, Alphonse Gent, s’appliquèrent rapidement au remplacement des fonctionnaires. Bouchet en fut un des bénéficiaires : le 8 septembre 1870, il était nommé substitut du procureur de la République au tribunal de Marseille [12], nomination qui faisant de lui un magistrat le retirait de la profession d’avocat.
Éloigné de la vie publique après cette nomination, Bouchet réapparaît six mois plus tard sur la scène marseillaise, d’abord avec sa démission adressée le 23 mars 1871 au ministère de la Justice publiée dans la presse locale [13]. Cette lettre de démission qu’il avait rendue publique sera le premier document qu’il citera dans sa lettre aux Conseil de discipline des avocats de Marseille. Son nom continuera à apparaître dans la presse au début de la Commune de Marseille, du 23 au 28 mars 1871, au bas de différentes proclamations de la Commission départementale provisoire.
Dans sa lettre, il relate aussi avec beaucoup de détails certains de ses faits et gestes du 23 au 30 mars 1871 en dénonçant parallèlement plusieurs personnes, anonymement ou pas. Ainsi, pour la journée cruciale du 23 mars qu’il passe en grande partie au siège du club de la garde nationale, c’est là, note-t-il, qu’il entendit un orateur, qu’il ne nomme pas, mais qu’il dote d’une « parole plus élégante que sensée [14] », proposer avec énergie d’enlever le Préfet et de le remplacer par un fonctionnaire qui soutiendrait ouvertement le gouvernement de Paris. Les avocats auxquels s’adresse sa lettre savent que le Préfet a été enlevé et fait prisonnier, mais savent-ils qui est l’orateur qui a eu l’idée de cet enlèvement ? Cette dénonciation anonyme est la première inélégance de Bouchet dans sa lettre ; il en commettra d’autres. Il passe sous silence la démarche conjointe qu’il fit avec Gaston Crémieux d’écrire alors au conseil municipal une missive qui sera lue par le Maire et consignée dans les registres des délibérations [15]. Une telle missive laisse penser qu’il fut avec Crémieux à l’origine de la Commission départementale provisoire et qu’il participa à la rédaction de ses premières proclamations.
Ces remarques préliminaires nous mettent en garde sur une lecture naïve de la lettre de Bouchet qui, en bon avocat qu’il est, sait convaincre et choisir les faits qu’il cite, en en omettant d’autres pouvant nuire au caractère modérateur qu’il veut donner de lui. Sa démarche n’enlève rien au fait que les actions qu’il choisit de relater font partie de l’histoire de la Commune de Marseille et ne doivent pas être négligées. Ainsi, l’épisode de sa contribution à la libération d’un des prisonniers, le capitaine Roussier du 4e bataillon de la garde nationale, auquel il consacre toute une page sur les huit pages de sa lettre, lui sert aussi à faire état de son opposition à Me Crémieux. Dans sa lettre, il ne désigne en effet Gaston Crémieux que par son titre d’avocat (Me pour Maître), sans jamais préciser qu’il était président de la Commission départementale provisoire dont lui-même n’était qu’un des membres. En notant par ailleurs que le capitaine Roussier avait été fait prisonnier « sous le reproche d’avoir proféré des paroles insultantes pour la République », Bouchet nous fait aussi implicitement savoir que les hommes qui occupaient la Préfecture de Marseille étaient des défenseurs farouches de la République !
Bouchet note aussi que le 26 mars, il signa plusieurs mesures administratives urgentes, mais n’en évoque qu’une : « l’envoi immédiat en Algérie des armes destinées à comprimer l’insurrection arabe ». Voulant probablement faire preuve de son patriotisme en citant cette seule décision, Bouchet affirme par là que son appartenance à la Commission départementale ne l’empêche pas de partager la politique coloniale de la France et la répression violente qui l’accompagne. Les rapports des communards, repentis ou pas, avec le colonialisme reste une question rarement abordée par l’historiographie ; des études coloniales qui ne lui étaient pas directement consacrées ont fait apparaître qu’Émile Bouchet était déjà proche des milieux coloniaux marseillais avant 1871, notamment d’Eugène Étienne qui sera député d’Oran puis ministre de la guerre [16]. Après la Commune, lorsque Bouchet sera député et ensuite avocat au Tonkin, comme nous le verrons dans la deuxième partie de sa biographie, il se montrera un défenseur puis un acteur actif de la colonisation française.
Pour l’heure, revenons à sa lettre au Conseil de discipline des avocats dans laquelle les derniers faits et documents qu’il cite datent du 30 mars 1871, quatre jours avant la fin de la Commune de Marseille à laquelle il n’assista probablement pas. Lorsqu’il sera déféré en juin 1871 devant le conseil de guerre pour sa participation à la Commune de Marseille, il déclara qu’il était chez son père à Embrun lorsqu’il apprit qu’il était en état d’arrestation [17].
Dans sa lettre, il n’est jamais question du procès dans lequel il comparut du 12 au 28 juin 1871 avec seize autres prévenus, dont Gaston Crémieux, devant le 1er conseil de guerre de la 9e région militaire de Marseille, procès au terme duquel Bouchet fut un des six acquittés et Gaston Crémieux un des trois condamnés à la peine de mort. Cette absence totale de référence à ce procès laisse penser que la lettre de Bouchet leur est antérieure et ne date pas de l’année 1872 comme l’écrit Ugo Bellagamba [18] et après lui Roger Vignaud ou le Maitron dans les notices déjà citées qu’ils consacrent à Émile Bouchet. Bellagamba fut le premier à indiquer que la lettre de Bouchet a été examinée le 7 juillet 1872 par le Conseil de l’ordre des avocats de Marseille [19], ce qui ne présume pas de la date à laquelle été écrite ; pour nous, Bouchet l’a très probablement rédigée dès la fin du mois de mars 1871.
[1] État civil d’Embrun, Archives départementales des Basses-Alpes, en ligne. Ces précisions sur la naissance de Bouchet, de même que celles sur son décès et d’autres informations qui seront citées, complètent les notices biographiques qui lui sont consacrées dans Roger Vignaud, La Commune de Marseille. Dictionnaire, Aix-en-Provence, Edisud, p. 66, et dans le Maitron, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier initié par Jean Maitron et aujourd’hui en ligne : https://maitron.fr/spip.php?article146216
[3] L’Indicateur marseillais pour l’année 1867, p. 390.
[4] AD BdR 1 M 638 : Association phocéenne, comité 1868 : Gérard, Vieux, Grave, Delpech, Maurel, Nobel, Tardif, Mourgues, Brochier, Pillard, Roger, Bouchet, Crémieux, Bauby, Gerniette, D’Orguinetti.
[5] Souscription en vue d’ériger un monument pour le député Alphonse Baudin, tué en 1851 par un tir de soldat sur les barricades où il était venu soutenir des ouvriers.
[6] Le Sémaphore de Marseille, 18 avril 1869.
[7] Le Sémaphore de Marseille, 24 et 26 avril 1870.
[8] L’Égalité, n°1, 1er mai 1871 : « Ont signé par délégation du Comité : Blanc Nicolas, portefaix ; Bouchet Émile, avocat ; Brives, décorateur ; Brochier, ingénieur civil ; Crawe, architecte ; Crémieux, avocat ; Eyriès N., maçon ; Fabre Théophile, professeur de mathématiques ; Gustave Naquet, rédacteur en chef du Peuple ; Maurin Louis, portefaix ; Roger Jean, boulanger ; Sanguinetti B., conducteur de travaux ; J.-L. Noble.
[9] Le Sémaphore de Marseille, 19-20 juin 1870.
[10] AD BdR 2 R 519, jugement collectif n°63 des 27 et 28 août 1870 : séance du 27 août (suite).
[11] Idem, AD BdR 2 R 519 : après avoir, le 27 août 1870, renvoyé des fins de la plainte sept prévenus : Charles Alerini, Joseph Castagne, Hardy, Auguste Lafaye, Célestin Matheron, François Onkelinx et Jean-Baptiste Pillard, le même Conseil de guerre condamna le lendemain : Eugène Barthélemy, Pierre Bernard, Philibert Gilbert, Paul Giraut-Cabasse, Joseph Maviel et Joseph Tardif à un mois de prison ; Esprit Tourniaire, à trois mois ; Gaston Crémieux, Auguste Sorbier, Victor Bosc et Étienne Combe à six mois ; Frédéric Borde, à huit mois ; Auguste Conteville, à un an et Félix Debray, à deux ans de prison.
[12] Journal officiel de la République française du 9 septembre 1870, décret du 8 septembre du Gouvernement de la défense nationale nommant Jules Maurel, procureur de la République du Tribunal de 1ere instance de Marseille, en remplacement de M. Crépon, et trois substituts du procureur de la République : Émile Bouchet, avocat à Marseille, en remplacement M. Sauvé, Laurens, substitut à Embrun et Charles Beer, avocat à Paris.
[13] L’Égalité publia le 24 mars 1871 la lettre de démission de Bouchet de son poste de substitut du procureur de la République.
[14] On peut supposer qu’il s’agit de Gaston Crémieux dont « l’élégance et le style » ainsi que le talent oratoire avaient déjà été soulignés par le journaliste Marius Carbonel dans Le Petit Marseillais du 17 août 1869, et auquel plus tard Lissagaray attribuera aussi une « parole élégante et féminine » : Pierre-Ollivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Paris, La Découverte, 2000, p. 165.
[15] « Aux citoyens conseillers municipaux de Marseille. La préfecture est envahie, le calme est maintenu, venez au plus tôt pour nous aider à constituer une administration provisoire dans l’intérêt public. Crémieux, Bouchet. » Arch. municipales de Marseille : 1 D 103, Délibération du Conseil municipal du 23 mars 1871, en ligne.
[16] Claire Villemagne, « Du Tonkin des pionniers à la mise en valeur de l’Indochine. Le symbole de « l’affaire Dupuis » (1872-1912) », in Outre-mers, tome 99, n°376-377, 2012, p. 164. Article en ligne
[17] Affaire du Mouvement insurrectionnel du 4 avril 1871 à Marseille - Conseil de guerre de la 9e division militaire, siégeant à Marseille, Marseille, Imprimerie T. Samat, 1871, p. 37.
[18] Ugo Bellagamba, Les avocats à Marseille : praticiens du droit et acteurs politiques (XVIIIe-XIXe siècle), Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2001, p. 461.