Émile Bouchet après la Commune
Les Voix du peuple (1868). Impressions d’un condamné à mort (1871)
Plus d’une année sépare les événements de mars 1871 relatés par Bouchet dans sa lettre et la réunion du 26 avril 1872 au cours de laquelle cette lettre fut examinée par la Commission que le Conseil de discipline des avocats de Marseille avait nommée pour cela ; nous y reviendrons. Entre temps, l’itinéraire de Bouchet connut deux épisodes capitaux : le procès de juin 1871 au terme duquel il fut acquitté, et son élection à la députation des Bouches-du-Rhône en juin 1872.
Deux mois après la Commune de Marseille, Bouchet était déféré devant le 1er conseil de guerre de la 9e région militaire de Marseille avec seize autres prévenus pour le procès collectif le plus important intenté à des participants de la Commune de Marseille. Important par sa longueur, ce procès qui dura seize jours, du 12 au 28 juin 1871, fut aussi le plus important par le nombre des prévenus appelés à comparaître dans l’ordre suivant : Gaston Crémieux, 34 ans, avocat ; Auguste Étienne (père), 52 ans, portefaix ; Alphonse Pélissier, 42 ans, journaliste, ex-militaire ; Eugène Ducoin, 45 ans, entrepreneur en maçonnerie ; Jean-Baptiste Duclos, 36 ans, menuisier ; Alexandre Bauche, 41 ans, tailleur d’habits ; Émile Bouchet, 30 ans, avocat ; Philippe Novi, 38 ans, tailleur d’habits, ex-gardien de la paix ; Gabriel Génétiaux, 37 ans, gardien de la paix ; Joseph Hermet, 38 ans, tailleur de pierre ; Joseph Martin, 38 ans, tailleur de pierre ; Jean-Marie Nastorg, 31 ans, agent de commerce ; Célestin Matheron, 31 ans, agent d’assurance ; Auguste Sorbier, 33 ans, journaliste, Alphonse Éberard, 39 ans, instituteur ; Claude Breton, 46 ans, pharmacien ; Henri Chachuat, 26 ans, menuisier [1].
Ces dix-sept prévenus n’étaient pas nécessairement les personnalités les plus importantes de la Commune marseillaise. Si l’on range parmi ces dernières, les douze membres de la Commission départementale provisoire installée le 23 mars dans la Préfecture occupée, seulement trois d’entre eux, Crémieux, Étienne et Bouchet, ont été jugés lors du procès du 12 au 28 juin 1871.
La première proclamation de cette commission du 23 mars 1871, parut dès le lendemain à l’identique dans de nombreux journaux, porte douze noms, parfois mal orthographiés : « Les membres de la Commission provisoire du département des Bouches-du-Rhône : Gaston Crémieux. Étienne père. Job. Bosc, Desservy, Sidore, conseillers municipaux. Maviel. Allerini. Guellard. Barthelet. Émile Bouchet. Cartoux [2]. » Il s’agit plus précisément de trois représentants du Club républicain du Midi : Gaston Crémieux, Auguste Étienne (déjà cités) et Joseph Job, 43 ans, cuisinier ; de trois conseillers municipaux : David Bosc, 54 ans, armateur ; Eugène Desservy, 34 ans, avoué ; Joseph Sidore (qui n’a pu être mieux identifié) ; de trois représentants du Comité des réunions populaires : Joseph Maviel, 24 ans, cordonnier ; Charles Alerini, 29 ans, enseignant ; Firmin Guilhard, 30 ans, charpentier ; et de trois représentants du Club républicain de la garde nationale : Edmond Barthelet, 26 ans, ingénieur ; Émile Bouchet (déjà cité) et Charles Cartoux, 43 ans, agent commercial [3].
Parmi les douze membres de cette commission initiale, Crémieux, Étienne et Bouchet sont aussi les trois seuls à avoir été jugés dans un procès contradictoire ; quatre autres furent jugés et condamnés à mort par contumace par le même Conseil de guerre : Alerini et Job le 25 janvier 1872, Guilhard et Maviel le 26 janvier 1872 [4]. Cartoux, délégué par le Club républicain de la Garde nationale, qui s’était ensuite exilé en Espagne, revint de lui-même à Marseille, comme Bouchet, se présenter devant les autorités militaires : auditionné, il fut l’objet d’un non lieu le 11 novembre 1871 [5]. Les membres restant de la Commission ne furent pas poursuivis judiciairement pour y avoir participé : ni les trois délégués du Conseil municipal : Bosc [6], Desservy et Sidore, ni Barthelet, délégué le 23 mars par le Club républicain de la Garde nationale, avant d’en démissionner le lendemain et d’être remplacé par Fulgéras, qui, lui non plus, ne fut pas poursuivi.
Lors du procès de dix-sept des participants à la Commune de Marseille, Bouchet, au cours de son interrogatoire du 13 juin 1871 (dont de larges extraits sont transcrits en annexe), s’exprime aussi sur plusieurs faits et gestes qu’il avait relatés dans sa lettre aux avocats marseillais. Même s’il le fait sur un autre ton et dans un autre contexte, il garde la même ligne de défense en renvoyant la responsabilité sur les autres et en insistant sur son rôle modérateur et sur le « profond dégoût » que lui inspirait le milieu dans lequel il se trouvait à la Préfecture. Deux mois de prison n’avaient pas entamé son sentiment de supériorité !
Malgré les preuves avérées de sa participation aux débuts de la Commune de Marseille en tant que membre actif de la Commission départementale, Bouchet fut acquitté, une clémence qui doit moins, me semble-t-il, à ses propres déclarations qu’à celles de son avocat, Me Clément Laurier qui flatta exagérément la fibre militaire des membres du conseil de guerre et désolidarisa Bouchet de Crémieux en attaquant insidieusement ce dernier. Comme on pourra le lire dans les comptes-rendus d’audiences également transcrits en annexe, Me Aicard, le défenseur de Crémieux, ne laissa pas passer ces attaques, sans pour autant démonter Laurier.
Le 28 juin 1871, le conseil de guerre condamna, à l’unanimité, Crémieux et Étienne à la peine de mort, ainsi que Pélissier qui, lui, n’avait pas été membre de la commission départementale. Huit autres des dix-sept prévenus furent condamnés à différentes peines [7] tandis que Bouchet fut acquitté à l’instar de cinq autres prévenus : Ducoin, Génétiaux, Hermet, Matheron et Sorbier.
Quatre mois après son acquittement, Bouchet, se présentait aux élections dans le 5e canton de Marseille pour le Conseil général et y était élu le 9 octobre 1871 [8]. Peu après, le Conseil général se préoccupa du sort des condamnés à mort de Marseille qui attendaient encore la réponse de la Commission des grâces [9] ; Alexandre Labadié, un des membres du Conseil général, fut envoyé à Versailles pour intercéder en leur faveur. À son retour, Labadié déclara qu’il n’avait pu voir la Commission des grâces à laquelle il a fait parvenir des observations écrites, mais que Thiers était favorable à la clémence [10]. Pour Gaston Crémieux, la démarche de Labadié fut vaine, de même que de nombreuses autres démarches en sa faveur [11] ; alors que ses compagnons de peine seront graciés le 27 novembre [12], Crémieux sera fusillé le 30 novembre 1871.
L’année suivante, Bouchet, déjà conseiller général des Bouches-du-Rhône, est candidat aux élections législatives complémentaires du 8 janvier 1872 dans ce même département. Il arrive en tête des suffrages avec une majorité de 48 000 voix sur 81 000 votants, suivi de près par un deuxième élu de l’Union Républicaine, Challemel-Lacour [13].
Bouchet était député depuis plus de trois mois lorsque le Conseil de discipline des avocats de Marseille se réunit le 26 avril 1872 pour examiner sa demande de réintégration au barreau justifiée par la lettre reproduite ci-dessus. Sa demande fut rejetée catégoriquement : « Jamais, le Barreau, la Magistrature (...) ne toléreront qu’on puisse, sans blesser profondément tous les sentiments de l’honnêteté publique, étant substitut du Parquet le matin, se placer le même jour dans un milieu insurrectionnel pour y prendre une part quelconque à des actes qui auront commencé par la mise sous surveillance et fini par la détention comme otages des autorités desquelles on relevait encore le matin. Par cette dernière considération, qui domine en importance toutes les autres, il y a, en dehors de toute acception politique, un obstacle absolu à l’admission demandée. Délibère y avoir lieu de ne point accueillir la demande en inscription au Tableau formée par M. Bouchet [14]. »
Après que Bouchet ait déposé un recours auprès du tribunal d’Aix, celui confirma par un arrêté du 17 août 1872 la décision disciplinaire prise à son encontre [15] ; si le barreau de Marseille ne réintégra plus Bouchet à son tableau, l’Assemblée nationale le gardera encore plusieurs années.
Concernant plus particulièrement les propositions de députés républicains en faveur de l’amnistie des communards, Bouchet s’associa lors de son premier mandat avec trois députés – Alphonse Esquiros (BdR), Noël Madier de Montjau (Drôme) et Louis Ordinaire (Doubs) – à la proposition d’amnistie pleine et entière déposée le 20 décembre 1875 par Alfred Naquet, député du Vaucluse, proposition sur laquelle l’Assemblée ne s’est pas prononcée [16].
Réélu dans les BdR le 20 février 1876, Bouchet continue à soutenir les propositions de lois en faveur de l’amnistie des communards : le 20 mai 1876, il fait partie des 99 députés qui votent en faveur d’une nouvelle proposition de loi d’amnistie contre laquelle se prononcent 367 députés [17]. Mais l’idée de l’amnistie continue à avancer à la Chambre.
Le 22 février 1879, lors d’un débat sur le projet de loi d’amnistie partielle, Bouchet s’exprime longuement pour déposer un amendement : en s’appuyant sur la situation particulière de Marseille, il demande d’élargir la loi à des concitoyens compromis dans les événements marseillais de 1871 qui ne furent pas inquiétés durant plusieurs années, mais livrés ensuite à une justice d’exception pour des accusations ou des délits sans relation avec les événements de 1871. Il signale que le commandant de l’état de siège à Marseille [le général Espivent de la Villeboisnet] maintint plusieurs années des tribunaux d’exception et y déféra en premier lieu M. Bosc [David], un homme « possédant une fortune considérable », dit-il, « frère d’un de nos honorables collègues [18] aujourd’hui », en l’accusant du vol d’une montre à un sergent de ville [19]. David Bosc, je le rappelle, avait fait partie de la Commission départementale de 1871 en tant que délégué du Conseil municipal et n’avait effectivement pas été inquiété judiciairement pour sa participation à cette commission. Continuant son exemple, Bouchet ajoute que David Bosc, déféré devant le conseil de guerre pour un vol improbable, fut acquitté, sentence qui déplut tellement au commandant de l’état de siège qu’il changea le président du conseil de guerre. Ce nouveau président, pour ne pas lui déplaire, condamna tous les autres accusés, les uns pour vols, les autres pour arrestations arbitraires, les autres pour séquestrations [20]. La proposition de Bouchet d’élargir la loi d’amnistie partielle à des personnes frappées, comme Bosc, par une justice d’exception ne fut finalement pas adoptée, mais elle lui donna l’occasion de rappeler aux députés les procès arbitraires qui avaient eu lieu à Marseille plusieurs années après la Commune et sans relation directe avec elle.
Le 22 février 1879, Bouchet fit partie des 343 députés sur 437 qui votèrent pour l’ensemble du projet de loi relatif à l’amnistie partielle [21], loi qui sera promulguée le 3 mai 1879 [22]. Un an après c’est une loi d’amnistie entière qui est en débat le 21 juin 1880 à la Chambre. Bouchet n’est pas intervenu dans ces débats auxquels prit part exceptionnellement et longuement Gambetta, le Président du Conseil, pour déclarer que le temps était venu pour l’amnistie. Le vote le confirmera avec 312 voix pour, dont celle de Bouchet, et 136 voix contre « le projet de loi portant amnistie pour tous les crimes et délits se rattachant aux insurrections de 1870 et 1871, ainsi que pour tous les crimes et délits politiques commis jusqu’au 19 juin 1880 [23] » La loi sera promulguée une vingtaine de jours plus tard, le 10 juillet 1880 [24].
Le 21 août 1881, Bouchet était élu pour la troisième fois député des BdR, mais il devra quitter l’Assemblée nationale avant la fin de son mandat. Il fut en effet poursuivi avec son associé Marius Poulet, député du Var, en tant qu’administrateurs de la compagnie d’assurance maritime le Zodiaque, pour contravention à la loi sur les sociétés. Le 10 décembre 1884, Bouchet était condamné à huit mois de prison et dix mille francs d’amende [25]. Sa notice biographique sur le site de l’Assemblée nationale ajoute qu’il fit appel de ce jugement, obtint la réduction de sa peine à quatre mois de prison et trois mille francs d’amende, et qu’après avoir purgé sa peine, il quitta la France presque aussitôt pour le Tonkin [26].
Une recherche plus récente de Claire Villemagne ajoute que Bouchet installé au Tonkin en 1885, y devint le seul avocat de Hanoi. Il y retrouva Jean Dupuis, explorateur et négociant qui y avait ouvert la voie à la colonisation française et dont il avait soutenu, avec succès, le 24 février 1881 à l’Assemblée nationale la pétition de demande d’indemnisation. Par la suite, note Villemagne, Dupuis intéressa Bouchet à plusieurs de ses affaires, afin, de le dédommager de ses services [27].
Revenu en France à une date indéterminée, Paul Émile Brutus Bouchet y meurt le 27 juin 1915 au Vésinet (Yvelines) à l’âge de 75 ans. Son acte de décès précise qu’il est décédé en son domicile, onze bis rue des Chênes, et qu’il était divorcé de Marie Louise Clémentine Philippe [28].