Marseille 1871 : une autre Commune
Marseille 1871 : une autre Commune
Le Monde illustré, 8 juillet 1871.
Carte postale ancienne

Charles Cartoux
Au public marseillais, au conseil de guerre siégeant à Marseille (1871)

Intro

Les Voix du peuple (1868). Impressions d’un condamné à mort (1871)

C’est à Barcelone où il s’était exilé pour échapper à des poursuites judiciaires après la Commune de Marseille de 1871 que Charles Cartoux a fait imprimer cette longue lettre justificative adressée au public marseillais et au Conseil de guerre. Son texte est intégralement reproduit ici d’après l’exemplaire conservé à la Bibliothèque de l’Alcazar à Marseille [1]. Cartoux lui-même n’a pas daté cette lettre, mais un tampon du 8 août 1871 figurant sur l’exemplaire consulté laisse penser qu’elle a été rédigée peu de jours avant cette date.

Le 23 mars 1871, Charles Cartoux était désigné, avec Émile Bouchet et Edmond Barthelet, par le Club républicain de la garde nationale comme un de ses délégués auprès de la Commission départementale de douze membres installée ce jour-là sous la présidence de Gaston Crémieux dans la Préfecture occupée. Outre ces trois délégués, cette Commission comptait paritairement trois délégués du Conseil municipal : David Bosc, Eugène Desservy et Joseph Sidore ; trois représentants du Comité des réunions populaires : Charles Alerini, Firmin Guilhard et Joseph Maviel ; et trois représentants du Club démocratique du Midi : Gaston Crémieux, Auguste Étienne (père) et Joseph Job. Leurs douze noms, parfois mal orthographiés, figurent au bas de la première proclamation de cette commission : après avoir rappelé qu’une guerre civile a été évitée à Marseille, elle exprime un soutien entier à Paris « l’héroïque capitale martyre », et fait savoir que Marseille ne pouvant plus faire confiance à l’administration préfectorale, il a été institué avec le Conseil municipal et les groupes républicains de la cité « une commission départementale, chargée d’administrer provisoirement le département des Bouches-du-Rhône et la ville de Marseille [2]. »

Avec bien des aléas, des défections, des retraits et l’immixtion de délégués de Paris, cette Commission perdurera à la Préfecture jusqu’à l’écrasement de la Commune de Marseille dans le sang le 4 avril 1871.

Dans sa lettre, Cartoux insiste sur la brièveté de sa présence à cette Commission à laquelle il n’aurait participé que vingt-quatre heures. Il apprécia en effet très peu, et ce fut réciproque, note-t-il, les « exaltés » qui s’étaient emparés de la Préfecture, sans résistance et avec l’aide de gardes nationaux et d’un « élément étranger », à savoir les garibaldiens italiens qu’il considère comme la principale cause des désastres que connaîtra ensuite Marseille. Il admet qu’en tant que membre de cette commission, il a signé plusieurs documents, notamment la livraison à la Préfecture d’armes déposées à la gare, mais se sentant très rapidement pris dans une situation pour laquelle il n’éprouvait que « regrets » et « dégoûts », il se porta volontaire pour aller à Paris afin de recueillir des renseignements sur les événements qui s’y déroulaient et dont les Marseillais, et le reste de la France, étaient mal informés. Avant de décrire longuement son séjour dans la capitale, qui lui a été reproché comme une complicité avec la Commune parisienne, il a à nouveau des mots très durs contre le « milieu enfiévré » qui règne sur la Préfecture marseillaise et il ne sera pas beaucoup plus tendre pour la Commune de Paris. Lorsqu’il arrive dans la capitale le 25 mars, la Commune n’y a pas encore été proclamée - elle le sera le lendemain. Seul le Comité central de la garde nationale était alors à l’Hôtel de Ville et Cartoux (qui fait lui aussi partie de la garde nationale, à Marseille) tient à souligner que l’appréciation générale des Parisiens était alors plutôt favorable à ce Comité dont les premiers actes semblaient purement municipaux. Il critique en revanche durement les aspirations gouvernementales de la Commune parisienne nommée durant son séjour et note qu’il a été « épouvanté » par le grave conflit qu’il pressentait déjà. Il épingle au passage un « fanatique de l’Internationale », M. Viard du Comité central qui lui fait connaître la « fâcheuse nouvelle » du récent départ pour Marseille des délégués de l’Internationale.

De retour à Marseille le 29 mars, Cartoux trouve tout changé à la Commission départementale : les délégués de la garde nationale et du conseil municipal s’en sont retirés depuis le 27 mars, et Landeck, un des délégués de Paris, a en main la direction du mouvement. Cartoux ajoute qu’il peut néanmoins rendre compte à Crémieux de ses « impressions » sur la capitale, mais assure qu’il n’a ensuite remis les pieds à la Préfecture qu’une seule fois. Après « la déchirante journée du 4 avril », il écrit qu’il est resté à Marseille jusqu’au 16 mai, puis a été envoyé en mission pour son travail – il était agent commercial à la Compagnie des chemins de fer du Midi – jusqu’en Espagne. Mais c’est en France, en s’arrêtant à Montpellier le 27 avril, qu’il apprit qu’un mandat d’amener avait été lancé contre lui. Après quelques jours d’hésitation, il quitta Montpellier le 24 mai pour se réfugier à l’étranger.

Presque à la fin de son mémoire, il note que l’acquittement récent de Bouchet, qui comme lui avait été délégué du Club républicain de la garde nationale auprès de la Commission départementale, lui donne espoir de pouvoir revenir bientôt à Marseille.

L’acquittement d’Émile Bouchet avait été prononcé le 28 juin 1871, au terme du plus long procès intenté par le Conseil de guerre à Marseille à des communards, mais pas nécessaire­ment aux plus importants. Parmi les dix-sept prévenus jugés lors de ce procès du 12 au 28 juin 1871, seulement trois, Bouchet, Gaston Crémieux et Auguste Étienne (père), étaient d’anciens membres de la Commission départementale provisoire consti­tuée le 23 mars 1871 ; au terme de ce procès où Bouchet fut acquitté, Crémieux et Étienne furent condamnés à la peine de mort.

C’est avec l’espoir de revenir bientôt chez lui à Marseille et d’être lui aussi acquitté, que Cartoux adresse sa lettre au public marseillais et au Conseil de guerre. Il s’agit certes de justifications d’un communard très vite repenti, avec les défauts du genre – minimiser sa responsabilité ou la rejeter sur ses voisins. Mais c’est aussi une défense fondée sur le sens du devoir et du dévouement qu’il présente, au nom de la conscience et de la morale, écrit-il.

Si dans sa lettre Cartoux charge en effet un peu trop les exaltés et les étrangers qui ont occupé la Préfecture de Marseille et s’il tient absolument à se désolidariser de la Commune de Paris et de l’Internationale, il rappelle aussi que pendant « ces jours néfastes » il n’avait été guidé que par « un devoir sacré du dévouement ». Cette attitude, qui fut celle de bien des communards, à Paris comme à Marseille, engagés avant tout pour défendre la République face à des risques de restauration monarchique, fut aussi celle de Cartoux avant et après la Commune. Plus téméraire ou plus inconscient que les nombreuses personnalités qu’il cite dans son mémoire, il avait pris le risque, pour défendre la France républicaine encore si fragile en 1871, de participer aux débuts de la Commission départementale provisoire des Bouches-du Rhône,-quitte à le regretter vingt-quatre heure plus tard.

Après cette introduction, il sera question de l’itinéraire de Cartoux, un nîmois installé à Marseille dans les années 1860, jusqu’à son exil en Espagne en 1871. La suite de son itinéraire sera évoquée après son texte. Il revint en effet à Marseille peu après l’envoi de sa lettre et se présenta spontanément aux autorités militaires. Ayant bénéficié d’un non lieu en novembre 1871, il poursuivit ensuite une carrière très honorable jusqu’à son décès en 1886 à Marseille.

La lettre qu’il adresse dès le mois de juillet 1871 au public marseillais et au Conseil de guerre, au-delà de sa repentance précoce, est un document important à verser à l’histoire de la Commune de Marseille, du moins à ses débuts, d’autant qu’il existe peu de témoignages écrits par ses acteurs. 

Ceux de deux autres acteurs importants sont parvenus jusqu’à nous, celui d’Émile Bouchet [3], dont Cartoux évoque l’acquittement, et celui de Bernard Landeck [4], le délégué de Paris dont Cartoux dit qu’il avait pris en main la direction du mouvement marseillais.

Ces autres témoignages pourront, nous l’espérons, constituer les deux prochains cahiers de la collection Némésis consacrée à des textes et documents autour des mouvements communalistes marseillais de 1870 et 1871.

 

Michèle Bitton

Marseille, 28 octobre 2022

[1Charles Cartoux, Au public marseillais, au Conseil de guerre siégeant à Marseille, Barcelone, Typographie de Narcisse Ramirez et Cie, [1871], Bibliothèque de l’Alcazar à Marseille, fonds patrimoniaux, Xd1781.

[2Le texte complet de cette proclamation est reproduit en annexe ainsi que d’autres communiqués de la Commission départementale portant le nom de Cartoux.

[3Émile Bouchet, À MM. les membres du Conseil de discipline des avocats de Marseille, Marseille, Imprimerie T. Samat, [1871].

[4Bernard Landeck, Un calomnié de la Commune. À Monsieur Clovis Hugues, député des Bouches-du-Rhône, Paris, 1884, chez l’auteur, 45, rue Saint-Sauveur.

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