Marseille 1871 : une autre Commune
Marseille 1871 : une autre Commune
Le Monde illustré, 8 juillet 1871.
Carte postale ancienne

Gaston Crémieux - Textes choisis

Introduction aux Impressions d’un condamné à mort

Les Voix du peuple (1868). Impressions d’un condamné à mort (1871)

Un manuscrit intitulé « Impressions d’un condamné à mort » faisait partie des objets retrouvés dans la cellule de Gaston Crémieux après son exécution : « Ce qu’il y avait dans sa cellule, large de trois pas sur cinq de long, recevant le jour par une petite ouverture, c’était, outre quelques objets de toilette, des ouvrages sur la révolution, une grammaire hébraïque, des numéros de l’Égalité, puis les manuscrits suivants : Impressions d’un condamné à mort ; Arabesques (poésies) ; autres cahiers de poésies ; Le Neuf thermidor, tragédie, et Tableaux d’histoire. Sur une feuille il écrivait toutes les dates importantes de sa vie. [1] »
Les archives familiales de Gaston Crémieux ayant été dispersées, il ne reste pas de traces de ces manuscrits. Lorsque certains d’entre eux furent publiés en 1879 dans ses Œuvres posthumes, il y fut précisé que la tragédie « Le Neuf thermidor » que Crémieux n’avait pas eu le temps d’achever fut complétée par son ami Clovis Hugues et les scènes que ce dernier rédigea furent précisées [2]. Rien n’y fut dit en revanche sur les « Impressions d’un condamné à mort » dont le texte publié comporte plusieurs lignes en pointillés. On peut supposer qu’elles correspondent à des vers supprimés par la censure, à l’instar de vers omis dans le poème « Les voix du Peuple » dont il a été possible de comparer les versions parues en 1868 à celle de 1879 dans les Œuvres posthumes.
L’année de la première parution des Œuvres posthumes (qui après 1879 connut des rééditions successives et identiques au moins jusqu’en 1887) coïncide avec la promulgation de la loi du 3 mars 1879 sur l’amnistie partielle des Communards qui permit le commencement du retour des déportés de Nouvelle-Calédonie, avant la loi du 11 juillet 1880 sur l’amnistie totale des individus condamnés pour avoir pris part aux événements insurrectionnels de 1870-1871 et aux événements insurrectionnels postérieurs. La première de ces lois permit aussi l’allégement des interdits pesant sur les publications relatives à la Commune et aux Communards, permettant notamment la publication des Œuvres posthumes de Gaston Crémieux.

Le texte des « Impressions d’un condamné à mort » ouvre ces Œuvres posthumes, après la lettre du poète Victor Hugo (qui avait défendu les lois d’amnistie des communards) adressée à la veuve de Gaston Crémieux et après la Notice biographique de Gaston Crémieux rédigée par Alfred Naquet, alors député du Vaucluse.
C’est un texte assez court : il n’occupe que 23 des 476 pages des Œuvres posthumes (pages 21 à 44) et se présente sous la forme d’un journal rédigé en prison du 28 juin au 15 novembre 1871 ; la première journée y occupant presque le tiers de ces pages (pages 21 à 29). Le texte débute dans la matinée du 28 juin avec la dernière courte audience au tribunal où les membres du conseil de guerre se retirent pour délibérer tandis que les prévenus sont transférés à la prison du Fort Saint-Nicolas. Ce n’est que dans la soirée, dans cette prison, qu’ils eurent connaissance des sentences prononcées à leur encontre par le conseil de guerre. Le narrateur n’évoque alors que sa propre condamnation avec beaucoup de dignité : « Crémieux, reconnu coupable... d’embauchage (je comprends le reste), condamné à mort… Un trait rapide me traverse le cœur, mais j’attache, sans parler, ni trembler, un regard dédaigneux sur le commissaire du gouvernement, qui tient ses yeux baissés ; je n’éprouve ni douleur, ni crainte. Il me semble qu’on vient de me lancer une insulte ; si j’ai fait un geste, j’ai dû hausser les épaules ; je plains mes juges. »
Au fil du texte, Crémieux cite à maintes reprises les hommes jugés avec lui ce 28 juin, mais il ne les désigne que par leur patronyme sans toujours préciser la sentence dont ils furent l’objet ; il est utile de rappeler leur identité et les sentences prononcées alors.
Le 28 juin 1871, dans l’après-midi, après délibérations, le 1er conseil de guerre de la 9e région militaire de Marseille prononça à l’unanimité :

 trois condamnations à la peine de mort à l’encontre de Gaston Crémieux, 34 ans, avocat, Auguste Étienne (père), 52 ans, portefaix, et Alphonse Pelissier, 42 ans, journaliste et ancien militaire ;

 cinq condamnations à la peine de déportation dans une enceinte fortifiée : Claude Breton, 46 ans, pharmacien, Henri Chachuat, 26 ans, menuisier, Jean-Baptiste Duclos, 36 ans, menuisier, Joseph Martin, 38 ans, tailleur de pierre, et Jean-Marie Nastorg, 31 ans, agent de commerce ;

 une condamnation à la peine de dix ans de travaux forcés : Philippe Novi, 38 ans, tailleur d’habits, ancien gardien de la paix ;
 - une condamnation à la peine de cinq ans de travaux forcés : Alexandre Bauche, 41 ans, tailleur d’habits ;

 une condamnation à la peine de dix ans de détention : Alphonse Éberard, 39 ans, instituteur ;

 six acquittements : Émile Bouchet, 30 ans, avocat, Eugène Ducoin, 45 ans, entrepreneur en maçonnerie, Gabriel Génétiaux, 37 ans, gardien de la paix, Joseph Hermet, 38 ans, tailleur de pierre, Célestin Matheron, 31 ans, agent d’assurances, et Auguste Sorbier, 33 ans, journaliste [3].

Dans l’ensemble des « Impressions d’un condamné à mort », on cherchera en vain un rappel des événements auxquels Crémieux et ses compagnons de captivité participèrent avant leur incarcération, si ce n’est les mots « Que de souvenirs ! » qu’il note lorsqu’ils passent à proximité de la préfecture lors d’un transfert. C’est avant tout le journal intime d’un prisonnier qui, comme tous les prisonniers, est d’abord préoccupé par les conditions de détention, les relations avec les geôliers, qu’il plaint souvent, les visites familiales, trop rares, les échanges avec son avocat… Mais le prisonnier Crémieux condamné à mort y reste l’homme digne et sensible qu’il a toujours été. Les liens avec ses compagnons de captivité sont si forts que lorsque l’un d’eux est libéré c’est pour lui « un déchirement d’entrailles [...] comme ces corps dont on arrache les membres un à un. ». Lorsque qu’il espère que les derniers condamnés du 28 juin 1871 encore prisonniers au Fort Saint-Nicolas seront transférés à la prison Saint-Pierre, il plaint un autre détenu : « Nous quitterions cette casemate humide où nous sommes condamnés à perdre la vue et à gagner des rhumatismes, comme le pauvre Gustave Naquet. » C’est le seul autre prisonnier qu’il cite nominativement . Il avait été condamné avant eux [4]et Crémieux le connaissait bien pour avoir collaboré en 1868 et 1869 au journal le Peuple dont Gustave Naquet était alors directeur de la rédaction et pour avoir demandé sa libération au préfet lorsqu’il fut arrêté pour propos séditieux contre l’Empire devant la préfecture le 7 août 1870. L’arrestation de Gustave Naquet avait déclenché la première et éphémère Commune de Marseille des 7 et 8 août 1870 dont Gaston Crémieux fut le chef de file et pour laquelle lui et une quinzaine de manifestants furent incarcérés jusqu’à la proclamation de la IIIe République le 4 septembre 1871.
Dans « Impressions d’un condamné à mort » Crémieux évoque plusieurs fois les visites de différents membres de sa famille, ses enfants, ses beaux-frères, son père et sa mère. Les visites qu’il attendit le plus furent celles de son épouse Noémi (dont il orthographie toujours le prénom sans « e » final) ; il écrira par ailleurs un poème en prison le 19 juillet 1871 pour lui dire son amour et combien il avait regretté une visite qu’elle ne put lui faire [5]. Durant son emprisonnement, elle se rendit trois fois à Paris à la demande d’Adolphe Crémieux qui la soutint dans les démarches difficiles qu’elle mena pour tenter de sauver son époux. Une parenthèse s’impose à propos d’Adolphe Crémieux, que Gaston désigne dans ce texte comme un parent vénéré, et des démarches personnelles qu’il aurait éventuellement tentées, et qui de toutes façons furent vaines, pour sauver Gaston Crémieux.
Adolphe Crémieux eut une carrière politique de premier plan au sein de la gauche républicaine : élu député de la circonscription de Paris en novembre 1869, il sera ministre de la Justice du gouvernement de la Défense nationale du 4 septembre 1870 au 17 février 1871 (mandat au cours duquel il fut notamment à l’initiative du décret du 24 octobre 1870 accordant la nationalité française à la plupart des juifs d’Algérie) et chef de file de la délégation ministérielle déplacée à Tours pour coordonner la défense en province. Lorsque Gaston Crémieux fut condamné à la peine de mort le 28 juin 1871, Adolphe Crémieux n’était plus membre du nouveau gouvernement qui le 17 février 1871 nomma Adolphe Thiers à la tête de l’exécutif [6].

A côté de faits relatifs à la prison, à son procès, ou aux démarches de son épouse, Gaston Crémieux fait quelques brèves notations sur des événements extérieurs. C’est avec un humour grinçant qu’il évoque notamment la répression qui se poursuivait à Marseille. À la date du dimanche 2 juillet 1871, il note en effet : « On a fait la nuit dernière soixante arrestations à la Belle de Mai. Le fort Saint-Nicolas regorge de détenus, les surveillants sont sur les dents. Ils se plaignent beaucoup plus que les prisonniers. Voyons, Monsieur Espivent, un bon mouvement. Par pitié pour les geôliers, cessez d’emprisonner les républicains. » Le général Espivent qui le 4 avril avait écrasé la Commune de Marseille sous les bombardements, y poursuivit une dure répression jusqu’à la levée de l’état de siège sur les Bouches-du-Rhône en 1876. Catholique fervent et candidat monarchiste aux élections sénatoriales de la Loire-Inférieure de 1876, il y sera élu et réélu jusqu’en 1897. Sa notice sur le site du Sénat souligne que son attitude à Marseille provoqua de vives polémiques notamment parce qu’il y fit fusiller Gaston Crémieux et supprima plusieurs journaux démocratiques [7].

Lorsque le 15 septembre 1871 la Cour de cassation rejeta leur pourvoi, il ne restait plus à Gaston Crémieux et aux autres condamnés à mort que la commission des grâces qui retarda sa réunion de semaine en semaine : « Enfin demain, 16 novembre la commission des grâces statuera sur notre sort ». Remarquons que le pluriel qu’il emploie pour « notre sort » peut s’appliquer à lui-même et à Auguste Étienne père et Alphonse Pelissier condamnés à mort avec lui le 28 juin 1871, mais probablement aussi à Jean-Baptiste Roux et Jules Brissy, deux autres participants à la Commune de Marseille condamnés également à cette peine après eux ; Jean-Baptiste Roux, le 2 août 1871 et Jules Brissy le 31 août 1871. C’est en effet à ces quatre hommes que Crémieux dédia « Le Neuf thermidor ou La Mort de Robespierre » publié dans ses Œuvres posthumes avec la dédicace suivante : « Dédié à mes amis et compagnons de peine, Étienne père, Pelissier, Roux et Brissy, condamnés à mort. G. C.. » [8]

Avant de mourir, Crémieux n’a probablement pas su que ses compagnons de peine avaient été graciés ; leurs condamnations à la peine de mort ayant été été commuées le 27 novembre 1871 en déportation en enceinte fortifiée pour Étienne et Pelissier, en travaux forcés à perpétuité pour Roux et en dix ans de détention pour Brissy.
Ses toutes dernières lignes sont celles d’un homme qui se prépare à mourir, disant à lui-même « je dois écrire ce que j’ai fait, ce que j’ai vu, ce que j’ai su ». Il n’eut pas le temps de le faire, « Impressions d’un condamné à mort » est le seul texte autobiographique connu de Gaston Crémieux.

[1 L’Égalité, 3 décembre 1871.

[2Notice, par Alfred Naquet dans Gaston
Crémieux, Œuvres posthumes, op. cit., p.17.

[3AD BdR 2 R 520, jugement collectif n°63, 28 juin 1871 : Affaire Crémieux et autres.

[4Gustave Naquet (1819-1889). Journaliste et professeur à Paris, opposant à l’Empire, exilé à Londres et à Bruxelles après le coup d’État de 1851, il s’installa en 1868 à Marseille. Rapidement relâché après son arrestation du 7août 1870, il fut à nouveau arrêté le 24 mai 1871 et condamné le 6 juin 1871 à deux ans de prison ; il était alors âgé de 52 ans.

[5« à ma Noémi », dans les Œuvres posthumes de Gaston Crémieux , op. cit., p. 47.

[6Adolphe Crémieux (1806-1880) reviendra au gouvernement comme député du département d’Alger du 20 octobre 1872 au 7 mars 1876 et sera ensuite sénateur inamovible jusqu’à son décès à Paris quatre ans plus tard.

[7Adolphe Crémieux (1806-1880) reviendra au gouvernement comme député du département d’Alger du 20 octobre 1872 au 7 mars 1876 et sera ensuite sénateur inamovible jusqu’à son décès à Paris quatre ans plus tard.

[8Gaston Crémieux, Œuvres posthumes, op. cit. p.53.

Mise à jour :mercredi 30 avril 2025
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