Marseille 1871 : une autre Commune
Marseille 1871 : une autre Commune
Le Monde illustré, 8 juillet 1871.
Carte postale ancienne

Deux soldats fusillés au Pharo pour avoir refusé de tirer sur les communards de Marseille

Joseph Estragnat exécuté au Pharo le 30 octobre 1871

Joseph Narcisse Estragnat est né le 22 avril 1849 à Tarare (Rhône), fils de Pierre Louis Estragnat, cafetier, et de Julie Virginie Amaury [1].

Lorsqu’il comparait le 23 mai 1871 à Marseille devant le 1er conseil de guerre de la 9e région militaire à Marseille pour abandon de poste en présence de rebelles armés, il est soldat de 2e classe au 16e régiment de ligne et il est décrit ainsi : taille 1 m 60, cheveux bruns, front découvert, yeux gris, nez moyen, bouche moyenne, menton moyen, visage ovale. Entré au service de l’armée le 31 août 1867 comme engagé volontaire, il était auparavant domicilié dans sa ville natale où il était pâtissier [2].

Le conseil de guerre devant lequel il comparaît est déjà présidé par Thomassin, lieutenant-colonel du 48e de ligne, et composé des juges De Baillon, chef de bataillon au 95e régiment de ligne ; Stoker, capitaine au 29e bataillon de chasseurs à pied ; Vialla, lieutenant au 95e de ligne ; Gustin, sous-lieutenant au 5e bataillon de chasseurs à pied ; Lesire, maréchal des logis au 4e régiment de chasseurs à cheval et Wacquez, capitaine au 7e bataillon de chasseurs à pied. Il a pour commissaire du gouvernement, Bernari, chef de bataillon en retraite, et son substitut, De Villeneuve, commandant du 6e bataillon de chasseurs à pied. Le greffier Peloux, officier d’administration, était le seul civil attaché à ce conseil de guerre.

La première condamnation à mort prononcé par un conseil de guerre au printemps 1871

Ayant déclaré Joseph Estragnat coupable d’abandon de poste en présence de rebelles armés, le conseil de guerre le condamna ce même 23 mai 1871, à l’unanimité, à la peine de mort.

En prononçant cette sentence, les neuf militaires composant ce conseil de guerre – Thomasin, De Baillon, Stoker, Vialla, Gustin, Lesire, Wacquez, Bernari et De Villeneuve – furent, avant même la chute de la Commune de Paris, les premiers en France à demander la mort d’un soldat qui avait fraternisé avec des communards mais le dossier de procédure de son jugement ne lui donne pas la parole.

Son dossier de recours en grâce nous informe davantage sur les circonstances de sa « désertion » :

Le 16e régiment de ligne était campé au village de Saint-Loup, près de Marseille. Dans la nuit du 4 au 5 avril 1871, la compagnie à laquelle appartenait Estragnat reçut l’ordre de marcher sur la gare de chemin de fer de Marseille occupée par les insurgés. Durant le trajet, Estragnat engagea ses camarades à ne pas tirer sur eux. Quand le feu commença, il leva lui-même la crosse en l’air et prit la fuite en direction de la ville. Il fut arrêté trois jours plus tard [3]

Après sa condamnation à la peine de mort par le conseil de guerre à Marseille, puis le rejet de son pourvoi en révision et la confirmation de son jugement le 3 juin 1871 à Lyon, la commission des grâces parlementaire (qui ne sera instaurée qu’au mois de juillet), rejettera aussi son recours [4]. Au bout de cinq longs mois d’attente et d’espoir en prison, Joseph Estragnat était fusillé le 30 octobre 1871 au Pharo.

Un procès verbal d’exécution glaçant

Outre le greffier, deux des membres du conseil de guerre qui l’avaient condamné à mort, Vialla et Villeneuve, signèrent le procès-verbal de son exécution rédigé par le greffier Peloux dans un style administratif convenu pour masquer la brutalité de la mise à mort :

9e division militaire - 1er conseil de guerre

Procès verbal d’exécution à mort

L’an mil huit cent soixante et onze le 30 octobre à sept heures du matin, nous, Peloux Étienne, officier d’administration de première classe, greffier pris par le 1er conseil de guerre de la 9e division militaire séant à Marseille, en présence de M. Vialla, lieutenant du 95e régiment d’infanterie délégué à cet effet pour M. le président du conseil, en sa qualité de juge près le dit conseil.

Agissant en vertu des ordres de M. le général de division, commandant la 9e division militaire et l’état de siège en date du 29 courant et en exécution d’une décision spéciale de M. le garde des Sceaux du dix-neuf du dit mois d’octobre :

Sommes rendus au Pharo pour assister à l’exécution du jugement prononcé le vingt-trois mai mil huit cent soixante et onze et confirmé le trois juin dernier par lequel le 1er conseil de guerre a condamné à la peine de mort le nommé Estragnat Joseph, soldat de 2e classe au 16e régiment de ligne, fils de Pierre Louis et de Virginie Julie Maury [sic], né le 22 avril 1849 à Tarare, arrondissement du département du Rhône, demeurant avant son entrée au service au dit Tarare arrondissement du département susdit, où il exerçait la profession de pâtissier, la dite peine prononcée en réparation du crime d’avoir le 4 avril dernier à Marseille abandonné son poste en présence de rebelles armés.

Arrivé sur le lieu de l’exécution au lieu dit le Pharo et le condamné ayant été amené, les troupes ont aussitôt porté les armes et les tambours ont battu aux champs.

Le nommé Estragnat, placé au pied de la colline du Pharo, a été mis à genoux, les yeux bandés, et dans cette position, un piquet du 10e régiment d’infanterie composé conformément à l’article 164 du décret du 13 octobre 1863 sur le service des places a fait feu sur lui.

Le condamné Estragnat est tombé mort ainsi qu’il a été constaté par M. le médecin major du 95e régiment d’infanterie, chargé du service sanitaire. Cette formalité accomplie les troupes ont défilé devant le cadavre du supplicié, lequel, aussitôt après, a été inhumé par les soins de l’administration.

En foi de quoi, nous avons dressé le présent procès-verbal que nous avons signé à Marseille, les jour mois et an que dessus avec le juge délégué.

Le juge délégué : Signé Th. Vialla.

L’officier d’administration greffier : Signé Peloux

Le commissaire du gouvernement : Signé Villeneuve [5].

Le décès d’Estragnat a été déclaré à l’état civil de Marseille par deux soldats de son bataillon, le 30 octobre 1871 à dix heures du matin : ils déclarèrent son décès survenu le jour même à sept heures du matin à « la plaine du Pharo », sans autres précision sur les causes de la mort [6].

Une exécution longuement relatée dans la presse

Le lendemain de son exécution, Le Petit Marseillais fut le journal local qui s’y attarda le plus. Reconnaissant s’être fortement inspiré de la Gazette du Midi (journal catholique), Le Petit Marseillais insista sur la présence de l’aumônier des prisons durant les dernières heures d’Estragnat et sur son repentir. Au-delà de sa morale religieuse édifiante, l’article du Petit Marseillais donne beaucoup de précisions sur le déroulement très codé de cette cérémonie macabre que constitue la fusillade d’un condamné à mort en présence de l’ensemble de la garnison locale qui défile devant le cadavre du supplicié :

Exécution du soldat estragnat au pharo
Hier matin à 7 heures, le soldat Estragnat du 16e de ligne, qui le 4 avril lors de l’insurrection dont Marseille était le théâtre, a abandonné son poste en présence des rebelles armés, et qui pour ce fait avait été condamné à la peine capitale le 23 mai dernier, a été fusillé sur le champ de manœuvres du Pharo en présence des troupes de la garnison réunies sous les armes.

Dès avant hier, l’autorité militaire était avertie que la justice devait suivre son cours à l’égard de ce malheureux, et des ordres étaient donnés en conséquence, mais avec une discrétion telle que jusqu’au dernier moment la population a ignoré l’exécution.

Pendant la nuit, vers 4 heures du matin, l’agent principal et l’aumônier de la prison militaire ont pénétré dans la cellule du condamné, qui était alors profondément endormi. Il a été averti de la fatale décision qui le concernait, et il a appris cette nouvelle avec une fermeté de caractère, qui a surpris les gardiens eux-mêmes.

À partir de ce moment, dit la Gazette du Midi, M. l’abbé Coussinier, le digne aumônier, ne quitta plus Estragnat, près duquel il a accompli avec le zèle apostolique que déjà nous avons signalé sa douloureuse et pénible mission. Il a écrit une lettre touchante de résignation à sa famille. À six heures la messe fut célébrée dans la chapelle du fort Saint-Nicolas, et le condamné reçut la communion. Alors on lui demanda ce qu’il voulait prendre, Estragnat, presque étonné répondit : donnez-moi comme d’habitude mon café et mon cigare.

Quelques instants après, le piquet d’escorte composé de 50 hommes étant arrivé, Estragnat, accompagné de l’aumônier et des gendarmes, prit place dans une voiture fermée dont les stores étaient baissés, et le funèbre cortège se mit en marche. Mais avant de quitter la prison, s’adressant aux soldats de l’escorte, il leur dit : Mes amis, que ceci vous serve d’exemple ; ne suivez pas les mauvais conseils et principes des misérables qui m’ont conduit ici.

Dès que l’escorte eut pénétré dans l’immense carré formé par les troupes de la garnison, les tambours, les clairons et les trompettes des divers régiments battirent et sonnèrent aux champs. Estragnat mit pied à terre, et, soutenu par son confesseur, il fut conduit au centre et au pied de la colline du Pharo.

Estragnat se découvrit, enleva sa tunique qu’il plaça pliée en deux, à côté de lui. Au moment où l’aumônier voulut lui bander les yeux, il s’y refusa, et ce n’est que sur les insistances de ecclésiastique qu’il consentit, pour la forme, à mettre ce bandeau sur le front, disant : J’ai commis une faute, je saurai voir la mort en face. Il s’agenouilla alors ; son confesseur lui donna le baiser et la bénédiction suprêmes et lui présenta, sur sa demande, sa croix à baiser. L’aumônier s’étant retiré, Estragnat s’adressa aux hommes du peloton d’exécution et leur dit d’une voix ferme en plaçant la main sur son cœur : Je suis prêt, frappez à la poitrine, épargnez la tête.

Un instant après, sur un signal d’un adjudant, un feu de peloton se fit entendre, et le malheureux Estragnat, cette infortunée victime de nos discordes civiles, qui avait à peine 22 ans, roula la face contre terre. Il venait de mourir en soldat et en chrétien.

Toutes les troupes se formèrent ensuite en colonne et défilèrent devant le cadavre du condamné.

La foule était peu nombreuse, les mesures les plus sévères avaient été prises pour le maintien de l’ordre [7].

 

Première des quatre pages du jugement conjoint d’Estragnat Édouard et Déliance Claude, 23 mai 1871.
AD des BdR 2 R 520, jugement n° 47


Procès-verbal d’exécution à mort d’Estragnat Joseph, 30 octobre 1871.
AD des BdR 2 R 317.


Acte de naissance de Joseph Narcisse Estragnat à Tarare (Rhône), 22 avril 1849.
AD du Rhône, état civil en ligne


Acte de décès d’Estragnat Joseph à Marseille, 30 octobre 1871.
AD des BdR, état civil en ligne.

Une troisième exécution au Pharo le 30 novembre 1871

Un mois exactement après Estragnat, Gaston Crémieux, l’ancien chef de file de la Commune insurrectionnelle de Marseille du 23 mars au 4 avril 1871, était fusillé le 30 novembre 1871 au Pharo avec le même cérémonial macabre, les mêmes roulements de tambour et le même défilé de la garnison devant son cadavre [8].

Il avait été condamné à mort le 28 juin 1871 par le premier conseil de guerre à Marseille en même temps que deux autres protagonistes de la Commune de Marseille, Auguste Étienne (père) et Alphonse Pélissier, qui tous deux seront graciés et verront leur peine commuée en déportation en enceinte fortifiée. Gaston Crémieux ne fut pas gracié et il fut le troisième condamné à mort fusillé à Marseille après la Commune, et le sixième en France.

Son exécution avait été précédée par celles de trois participants à la Commune de Paris, Pierre Bourgeois, Théophile Ferré, et Louis Nathaniel Rossel, fusillés au camp de Satory à Versailles le 28 novembre 1871.

Une plaque en 2021 pour Gaston Crémieux, pas pour les soldats

Pour le 150e anniversaire de la Commune, le maire de Marseille, Benoît Payan, inaugurait le 27 novembre 2021 la première plaque municipale à la mémoire de Gaston Crémieux au Pharo, près de l’endroit où il avait été fusillé. Les soldats Estragnat et Paquis avaient été fusillés au même endroit que lui, mais il n’en fut pas question.

Les inscriptions figurant sur cette plaque :

« Ici fut exécuté le 30 novembre 1871 Gaston Crémieux avocat, journaliste, humaniste et libre penseur. Porté à la tête de la Commune de Marseille, il fut condamné à mort lors de la répression versaillaise. Face au peloton, il demanda à commander le feu et mourut en criant vive la République. »

[1AD du Rhône, étatcivil en ligne, Tarare, naissances 1849, n° 147.

[2AD des BdR 2 R 520, jugement n° 47. Estragnat a été jugé en même temps qu’un autre soldat de 2e classe du 16e régiment de ligne, Claude Deliance ; accusé de désertion en présence de l’ennemi et jugé coupable, Déliance a été condamné à cinq ans de détention et à la dégradation militaire.

[3Archives nationales BB 24/725, dossier cité dans la notice « Estragnat Joseph » sur le site du Maitron : https://maitron.fr/spip.php?article58713 - ainsi que dans Roger Vignaud, La Commune de Marseille. Dictionnaire, op. cit., p. 104.

[4Louis-Joseph Martel et Félix Voisin, Rapport sur les travaux de la commission des grâces, op. cit., « État nominatif des condamnés à mort dont les recours en grâce on été rejetés », p. 17.

[5AD des BdR 2 R 317.

[6AD des BdR, état-civil en ligne, Marseille, décès 1871, n° 

[7Le Petit Marseillais, 31 octobre 1871.

[8Le Petit Marseillais, 1er décembre 1871.

Mise à jour :mercredi 30 avril 2025
| Mentions légales | Plan du site | RSS 2.0