Les Voix du peuple (1868). Impressions d’un condamné à mort (1871)
à M. ARMAND DUPORTAL
Ancien Préfet de la Haute-Garonne.
Mon cher Armand,
Le petit poème que je te dédie et qui n’est en réalité que la triste odyssée des victimes du 4 avril à Marseille, est depuis longtemps terminé ; mais deux raisons péremptoires, — ma captivité d’abord, l’état de siège ensuite, — m’ont empêché jusqu’à ce jour de le livrer à l’impression. Pardonne-moi donc de ne te l’avoir pas offert plus tôt, et daigne, en outre, l’accueillir, non pas seulement comme un souvenir de l’ami pour l’ami, mais encore comme un hommage collectif rendu à l’élévation de ton talent, à ton dévouement pour la cause du peuple et à la fermeté de tes convictions républicaines.
Ton vieux camarade,
Jacques BARRAU.
Marseille, novembre 1871.
La nuit du sept avril, à cette heure indécise
Où la lune pâlit, où l’horizon s’irise
De quelques reflets d’or,
Un convoi de captifs, à la parole rare,
De la vieille Phocée évacua la gare
Et marcha vers le port.
Ils allaient deux à deux, liés par une corde,
Ainsi qu’un chien douteux quand on craint qu’il ne morde
Toujours se souvenant
De leurs sept compagnons de la lampisterie
Qu’on avait, l’avant-veille, — horrible tragédie ! —
Fusillés froidement.
La troupe les serrait entre ses longues files,
Surveillant chacun d’eux, pressant les moins agiles,
Dédaignant qui souffrait,
Et menaçant le tout d’une entière hécatombeSi l’on ne restait pas muet comme la tombe
Ou si l’on s’arrêtait.
Qu’étaient donc ces captifs qu’on traitait de la sorte ?
Ils avaient à coup sûr crocheté quelque porte
Et volé l’habitant,
Réduit une famille à l’extrême misère,
Assassiné leur sœur, empoisonné leur père
Ou tué leur enfant ?
Non, non ! les malheureux étaient purs de tous crimes ;
Ils n’avaient ni tué ni prélevé des dîmes
Sur le bien des voisins ;
Mais en retour on dit qu’ils étaient des adeptes
Des doctrines du Mal, — des fous et des ineptes, —
Ou des républicains.
Ils aimaient en effet la sainte République,
Non pas, comme certains, d’un amour platonique,
Mais avec passion ;
Ils l’aimaient en pensant que c’est sous cette forme
Qu’un pays s’affranchit, progresse et se transforme
Sans révolution.
Et c’est pour avoir pris cet idéal pour guide
Que le quatre d’avril, la monarchie avide
D’exploiter ses succès,
Partout les a traqués, sans nul souci de l’âge,
Sans pitié pour le sexe, exagérant sa rage
Jusqu’aux derniers excès.
Combien sont morts ainsi, victimes de leur cause,
Fusillés au hasard, sans qu’on dît autre chose
Qu’ils étaient mal pensants ?
Un jour on l’écrira dans l’histoire affranchie,
Avec le nom de ceux qui souillèrent leur vie
Dans ces égorgements.
Cependant les captifs échappés du massacre
Avaient atteint la mer qu’une lueur de nacre
Éclairait du levant.
Alignés sur deux rangs, cachés par la pénombre
Du fort Saint-Nicolas, on ignorait le nombre
Du triste contingent.
Près de là Le Renard, bien connu de Marseille,
Se couvrait de fumée, et quand l’aube vermeille
Au jour se mélangea,
Les captifs détachés, deux à deux s’embarquèrent
Et couvrirent le pont ; les ancres se levèrent
Et l’aviso cingla.
Vers quel point vogue-t-il ? — Vers l’humide Guyane
Ou le sec Lambessa ? — Nul, dans la caravane,
Ne le peut indiquer.
Ce qu’on sait seulement, c’est que l’on vous emporte
Loin de ce qu’on chérit. Après cela qu’importe
Où l’on va débarquer ?
À ce cruel penser un frisson saisit l’âme :
On songe à ses enfants et l’on songe à sa femme
Qui vous pleurent là-bas ;
On les revoit du cœur, du cœur on leur adresse
Tous les vœux de bonheur, tous les mots de tendresse
Inventés ici-bas.
Se retrouvera-t-on quelque jour en ce monde
Et pourra-t-on jamais dans la tombe profonde
Côte à côte dormir ?...
On se le demandait, lorsque, tournant à gauche,
L’aviso, tout-à-coup, d’un îlot fit l’approche
Parant pour atterrir.
Cet îlot, ou plutôt cette roche pelée,
Vous fait l’effet de loin d’un vaste mausolée
Jeté sur un récif ;
De près on voit un mur où le soleil scintille,
Puis au centre s’élève une vieille bastille :
C’est là le château d’If.
Sombres tours ! c’est donc là que l’athlète indomptable
Mirabeau, médita sa lutte mémorable
Contre l’oppression,
Lutte où l’homme vainquit toute une monarchie,
Et fit d’un peuple serf une race affranchie :
La grande nation !
Et c’est là qu’à leur tour les captifs de la gare,
Joints à ceux qu’en secret dans la ville on prépare,
Vont se voir enfermés.
Ils n’auront là ni jour, ni place suffisante,
Mais on leur donnera pour ration courante
Des biscuits réformés.
Ils auront pour boisson une eau rare et malsaine,
Pour couche le sol nu, pour récréer leur peine
La promiscuité ;
Et quand l’air manquera sous leurs voûtes profondes,
Ils auront les odeurs des grands baquets immondes
De la communauté !
Mais qu’importe aux martyrs ce luxe de tortures ?
On ne tirera d’eux ni plaintes ni murmures,
Car pour les soutenir
Dans le sentier étroit de leurs rudes calvaires,
Ils ont ce que n’ont point leurs cruels adversaires :
La foi dans l’avenir.
Et l’avenir pour eux c’est la force domptée
Et le droit triomphant ; c’est la sueur comptée
à sa juste valeur ;
C’est l’esprit n’admettant que la raison pour phare,
La liberté brisant le sceptre et la tiare,
Et le travail vainqueur !
Mais quand donc cet Eden au mirage magique
Sera-t-il le présent ? Quand donc la République
Aura-t-elle rompu
Des régimes passés les dernières entraves,
Et fait des citoyens de ce troupeau d’esclaves
Par les rois corrompu ?
Les captifs sur ce point tourmentent peu leur âme ;
à l’exemple du Christ, chez eux on ne réclame
Ni faveur ni répit.
Pourquoi donc en effet troubler leur quiétude ?
Du grand avènement ils ont la certitude,
Et cela leur suffit.
Château d’If, 15 avril 1871 [1].