Marseille 1871 : une autre Commune
Marseille 1871 : une autre Commune
Le Monde illustré, 8 juillet 1871.
Carte postale ancienne

Gaston Crémieux - Textes choisis

Les voix du peuple

Les Voix du peuple (1868). Impressions d’un condamné à mort (1871)

L’enfant du peuple : Extrait du poème « Les voix du peuple » de Gaston Crémieux, mis en musique et chanté par Tonio de la Luna - va avec textes choisis de Gaston Crémieux

Enfant du peuple, issu d’une obscure famille,
Ne devant qu’au travail et des jours et des nuits
Le peu que je dois être et tout ce que je suis,
J’aime l’ombre et je hais la vanité qui brille.

Et dans cette ombre austère où courent s’abriter
La liberté, les mœurs, la vertu plébéienne,
En attendant que l’aube ou le grand jour revienne,
J’ouvre un livre où l’histoire enseigne à méditer.

Or, dans ce que je lis, comme en mon existence
Je retrouve mon âme et la vois s’élancer,
Combattre et tour à tour s’élever, s’abaisser...
Âme de plébéien qui gémit et qui pense.

Elle porte des fers qu’elle rompra demain.
Et toujours misérable et toujours indomptée
Mord le joug qui l’opprime, esclave révoltée
De ces mille tyrans qui se donnent la main.

Partout où l’âme humaine est en spectacle et souffre,
Énorme écrasement des petits par les grands ;
De Nemrod le chasseur aux derniers conquérants ;
Partout où de la mort le mal nourrit le gouffre.

Je reconnais ma plainte et ma rébellion.
Le cri de Spartacus, de Christ et de Socrate,
Comme un écho vivant dans ma poitrine éclate,
Et je sens sourdre en moi la Révolution.

Partout du sang, des lois cruelles, des entraves,
Une lutte sans fin, un incessant effort ;
L’humanité veut vivre et repousse la mort ;
Et partout les tyrans écrasent les esclaves.

Mais on voit s’affermir leur domination
Sur tant de pauvreté de principe et d’idée,
Qu’il faut d’aveuglement être bien possédée
Pour en subir le joug, quand on est nation.

Lequel est le plus fort, le plus grand, le plus digne,
Ou du peuple ou du chef qui sur lui veut régner.
Qui des deux doit servir et qui doit ordonner.
La raison a parlé ! que l’orgueil se résigne.

Le peuple est souverain. S’il lui plaît d’investir
D’un titre ou d’un mandat que son pouvoir partage
Quelques grands citoyens élus par son suffrage,
Ce que son pouvoir crée, il peut l’anéantir.

Le droit de travailler pour soi, de vivre libre,
Égaux devant la loi nous appartient à tous.
Nous travaillons pour ceux qui gouvernent pour nous
Et la justice en vain cherche son équilibre.

Ah ! si nos gouvernants nous avaient enseigné
Que le pauvre a pour lot l’éternelle misère
Et qu’humble il doit ramper ainsi qu’un ver de terre.
Le pauvre, mal instruit, s’y serait résigné [1].

Mais ils nous ont donné l’universel suffrage.
Depuis quatre-vingts ans, sur le marbre et l’airain,
Ils ont gravé le nom du peuple souverain,
Fondé le droit nouveau, renversé le vieil âge.

Des paroles de Christ ils se sont souvenus ;
Fraternité. Grand mot. À la raison humaine
Ils ont fait un appel et délié sa chaîne.
Ils ont dit aux penseurs : Soyez les bienvenus.

Ils ont dit qu’ils voulaient émanciper, instruire,
Moraliser. Chacun, citoyen et soldat,
Serait mis au niveau de ce double mandat.
Le servage du corps, ils devaient le détruire.

Et le peuple gémit sous les mêmes fardeaux
S’il vit, angoisses, faim, sueur, deuil, infortune !
S’il meurt, il est couché dans la fosse commune :
Sa souveraineté finit avec ses maux !

Il vient un jour, où las d’espérer et d’attendre
La liberté qui marche à pas lents dans la nuit,
Loin des chemins sacrés le plébéien s’enfuit.

Comme si dans la tombe il se sentait descendre,
Il s’arrête, il se couche, il déplore son sort,
Et maudit l’espérance en appelant la mort.

Autour de lui tout est silence et solitude.
D’un implacable azur le ciel paraît peser
Sur la terre et vouloir de son poids l’écraser.

La torpeur se répand avec la languitude
Dans l’atmosphère lourde où tout semble implorer
Le soleil dont le feu brûle au lieu d’éclairer.

La plante se dessèche et penche sur sa tige,
Le fruit tombe, la fleur s’effeuille et se flétrit.
L’oiseau morne se tait, la source se tarit.

La nature a perdu sa grâce et son prestige,
Tout agonise et meurt dans un calme effrayant.
Soudain la foudre brille et gronde à l’orient.

Emblème de la Force, ô peuple, ô majesté,
Que je souffre à te voir te vautrer dans la boue.
Toi qu’on flatte à l’égal des rois et qu’on bafoue
Quand sur ta large épaule au faîte on est monté !

De tes puissantes voix qu’on capte le suffrage !
De tes robustes bras qu’on arme la fureur !
Qu’on te lance à l’assaut des abus du vieil âge,
Pour exploiter la force en semant la terreur !

Peuple, bouc émissaire éternel de l’histoire,
Chargeant ton cou des fers que l’on t’a fait briser,
Vainqueur, de ton triomphe on te vole la gloire ;
Vaincu, dans ta défaite on te laisse écraser.

Ils t’ont dit que la force était la loi suprême
Et que le plus grand nombre a le droit d’ordonner.
Sur ton auguste front mets donc le diadème ;
Si le plus fort est roi, c’est à toi de régner.

Lève-toi ; de la force indomptable victime,
Montre comment l’agneau se transforme en lion.
Que ta dolente voix qui gémit dans l’abîme
Jette le cri tonnant de la rébellion.

En avant ! En avant !
 Ah ! je veux bien combattre,
Dis-tu, comme je sais vaincre, je sais mourir,
Mais, enfant de la terre, une mère marâtre
Mort me garde et vivant ne veut pas me nourrir.

Ces tiges qu’en un jour j’avais déracinées
En mâchant la cartouche amère au lieu de pain,
Je les vois refleurir en têtes couronnées
Je peux d’un souffle encor les broyer, mais j’ai faim !

La liberté rayonne en haut des barricades
Mais la famille attend notre gain journalier ;
Le fusil prolétaire éteint les canonnades,
Mais la misère éteint la lampe et le foyer.

Si la victoire au moins domptait cette souffrance.
Si la patrie encore payait sa fierté
Et si ceux qu’on nomma les sauveurs de la France
De se sauver eux-mêmes avaient la volonté.

Nous aurions recueilli pendant les trois journées,
Du pain pour nos enfants et des balles pour nous ;
Afin qu’on ne vît pas, dans la rue, obstinées
Les femmes des héros mendier à genoux [2].

Peuple, il ne suffit plus de la Force et du Nombre ;
Pour vaincre, il faut l’Idée. Ah ! connais mieux ton sort.
Tu nourris en toi-même un ennemi plus fort
Qui te frappe sans cesse et marche dans ton ombre.

Il te laisse ignorer ce que tu dois savoir ;
Pour toutes les horreurs, il t’ouvre des écoles ;
Il invoque ton nom en des discours frivoles
Qui te vantent ton droit et jamais ton devoir.

Ton plus grand ennemi, c’est ta propre ignorance.
Instruis-toi, travailleur, chasse-la de ton sein ;
Sinon la liberté perdra toute espérance,
Voyant l’atelier vide et le cabaret plein [3].

 

[1Ce vers ne figure pas dans la version de ce poème publiée en 1868 dans le recueil Marseillaises. Némémis de Gaston Crémieux, op. cit., pp. 16-20, ni dans celle qui paraîtra en 1879 dans ses Œuvres posthumes, op.cit., pp. 257-262.

[2Les vingt vers précédents ne figurent dans la version de ce poème publiée en 1879 dans les Œuvres posthumes de Gaston Crémieux, op. cit., pp. 257-262.

[3Gaston Crémieux, « Les Voix du Peuple » dans Le Peuple (Marseille), 6 mai 1868

Mise à jour :mercredi 30 avril 2025
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